mercredi 12 décembre 2012

L'étouffement informationnel : le cas de l'armée américaine au Vietnam (1965-1972)


Série Leadership troopers

Moins une unité est cohérente et plus elle a besoin d’informations explicites (notes, fiches, explications orales, etc.) pour remplacer des habitudes communes inexistantes. Or, l’armée américaine au Vietnam est très fragmentée, entre les quatre« services », les forces spéciales, les conseillers de l'armée sud-vietnamienne, entre l’avant et l’arrière, entre des spécialités quatre fois plus nombreuses en proportion qu’en 1945, entre les officiers qui effectuent des tours de six mois et les autres qui font un an avec des départs échelonnés sur toute l’année.

Tout en réduisant fortement la capacité d’apprentissage collectif, cette instabilité impose une centralisation du commandement qui aboutit à la macrocéphalie (décrire le quartier-général à Saïgon nécessite un document de 200 pages). Ce commandement complexe est lui-même fortement sollicité vers le haut par différentes voies parallèles (commandement du Pacifique, comité des chefs d’état-major, Conseil national de sécurité, Office of systems analysis du Pentagone) qui lui demandent toutes de fournir les innombrables indicateurs chiffrés qui leur servent de substitut à une réelle connaissance du Vietnam. Chaque jour de la fin de 1967, le Combined intelligence center de Saïgon produit 500 kg de papier et 60 000 messages transitent entre le Vietnam et les Etats-Unis.

Pour gérer cette masse d’informations, les Américains misent sur les nouvelles technologies de l’information de l’époque comme les ordinateurs, les postes à transistor ou les photocopieuses. Ils mettent donc en place une structure sophistiquée de communications qui devient elle-même gigantesque. La 1ère brigade de transmissions, en charge des transmissions intra-théâtre atteint 23 000 hommes tandis que dans les divisions de l’US Army un homme sur cinq sert comme opérateur radio. Les lignes de communications deviennent si encombrées que chaque service tente de contourner la difficulté en créant son propre réseau et un PC opérations d’un état-major de division finit ainsi par comprendre pas moins de 35 lignes différentes.

Cet engorgement, associé à la complexité des structures, a pour première conséquence de ralentir considérablement la planification. Une opération offensive de 30 000 hommes comme Cedar Falls en 1967 demande quatre mois de préparation. L'armée la plus moderne au monde est ainsi la plus lente à s'organiser, du fait même de son modernisme. La deuxième conséquence est que pour comprendre ce qui se passe, les chefs sont obligés d’aller voir sur place. Il n’est donc pas rare de voir pour un capitaine accroché par l’ennemi et cherchant à organiser les appuis de voir apparaître au dessus de lui l’hélicoptère de son chef et souvent aussi celui du chef de son chef, qui tous lui demandent des explications et contribuent encore au ralentissement de la manœuvre et à la perte d’initiative. 

Martin Van Creveld, Command in war, Harvard university press, 1985.

3 commentaires:

  1. Hier, il fallait chercher l'information.
    Aujourd'hui, il faut trier l'information.
    Le renseignement, lui, nécessite toujours une posture avec intentions, mise en condition et moyens adaptés...

    Rustique, Comfortable, Sophistiqué: qui est fragile?

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  2. Grenadier de la Garde15 décembre 2012 à 11:37

    Ce problème d'étouffement opérationnel que vous évoquez est sans doute un des plus fondamentaux et des plus importants que les armées modernes doivent traiter. Vous nous le dites bien. Ces armées ne plannifient pas plus vite que les ennemis qu'elles combattent. Vous dites aussi que leur capacité d'apprentissage collectif est fortement réduite. Et toutes ces branches différentes, ces spécialistes divers qui ne se parlent pas entre eux...Avec l'arrivée en masse des réseaux informatiques, je pense que cela s'est encore aggravé. Le nombre d' "inutiles" voire de "nuisibles" qui passent leur temps devant un écran au sein des grandes bases est désormais impressionnant. Et en plus, leur nombre est pris en compte dans le comptage des soldats déployés. C'est une mascarade qui ne trompe personne. Les US utilisent le terme de "killed by powerpoint" pour désigner ces militaires qui passent leur journée à faire des diapos d'indicateurs, d'études d'informations déja détenues et le plus souvent erronées ou dépassées. Celui qui compte les attaques, les TIC, les "SIG ACTS"...Tout cela est carrément grotesque...
    Et c'est bien souvent la même chose au quotidien du temps de paix.Il y a tant d'infos à traiter, tant de services qui, pour justifier leur existence, demandent des compte-rendus, exigent des working groups, des papiers, des indicateurs, etc que les chefs et les "militaires- combattants" n'ont même plus le temps de se consacrer à l'essentiel, la préparation au combat et le développement de la cohésion interne en vue du combat.
    Les organisation simples, à la structure pyramidale, à la forte hiérarchisation sont combattues au nom de la modernité. Il faut, parait-il, travailler en réseau, en synergie, en convergence, sur des projets transverses...Tout cela est de la foutaise et ne tiendra guère face à un vrai choc...
    Vous mettez le doigt là ou cela fait mal. Ce n'est guère rassurant...Peut-être malgré tout, la guerre fera -t-elle émerger de nouveaux chefs de guerre qui sauront surmonter tout cela, et non pas démissionner à cause d'une stagiaire trop sexy...
    Merci à vous de nous mettre cela en perspective...Vos posts sont vraiment très intéressants car vous savez exactement illustrer par l'Histoire les difficultés actuelles du "modèle occidental de la guerre".
    Bien cordialement

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  3. La gestion de l’information de masse ? Mon expérience du sujet n’est pas militaire, mais peut être transposable (En 2003 je m’amusais à le penser).
    Dans une autre vie j’étais le responsable d’exploitation d’un centre de télé-sécurité interbancaire avec 4 000 sites télé-surveillés.
    Chaque site dispose d’un automate de sécurité intelligent de façon à réduire le plus possible l’intervention des collaborateurs, mais il faut quand même des gens responsables.
    Chaque site peut envoyer plusieurs centaines d’informations différentes par négligence si les collaborateurs ne sont pas responsables.
    Ces sites (agences) appartiennent à des groupements différents (Banques concurrentes) avec une politique sécurité différente (opératif) mais font l’objet d’un traitement uniforme (le risque peut être sur chaque info reçu). Si nous transposons nous avons des groupes de combats et des GTIA.
    Le centre de télésurveillance assure et le traitement et le contrôle de plus de 10 000 informations par jour après filtrage des informations de service (5 776 000 info jour) par le système centrale et sur 24h00, la station tourne en 24/24 avec 20 opérateurs (que 2 la nuit) l’activité sécuritaire est plus importante de jour ¾ du traitements.
    Comment nous arrivons ? De l’apprentissage et du retour d’expérience géré en continu !
    Les erreurs du début : ne pas responsabilisé les opérateurs, et penser qu’il suffit de faire bêtement ce que la machine nous impose et ne pas former, ne pas expliquer l’objectif ? Après analyse dans le temps nous y sommes arrivées !
    - Avoir des utilisateurs responsables, autonomes et bien formés, qui ne feront remonter que de l’information utile.
    - Avoir des opérateurs responsables, autonomes et très bien entrainé à la gestion rapide de l’information, ils font remonter que des informations graves, et urgentes.
    - Un chef de salle responsable et expert (ancien opérateur) capable de sentir, coordonner, exploité de guider une intervention.
    - Avoir des opérateurs affecté à des informations spécifiques ou spécialisées (MCO, test, zone de crise)
    - La sélection de ces hommes est spécifiques, la formation est longue (1an minimum pour l’autonomie)
    - Le système d’information est au service des hommes et non pas l’inverse quand l’homme doit s’adapter à la machine et faire le perroquet nous allons à la catastrophe.
    Je pense que les sous mariner ou la salle opération d’une Frégate anti-aérienne, ou un centre de contrôle aérien pourrait nous emmener de bonne méthode de gestion de l’information.
    Pour nous cela peut se résumer sur 30 jours à la louche à 125 millions d’informations de service automatisée non visibles, 260 000 info traitées - 8320 levée de doutes – 30 interventions directs - et au final 1 appel au force de l’ordre.
    Oui citoyen il faut faire confiance, responsabiliser à chaque niveau surtout en commencent pas le bas et avoir un matos conçu sur le même principe !

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