mardi 29 décembre 2015

La vengeance du serpent à plumes

« A vous tous, je vous promets solennellement que la France mettra tout en œuvre
pour détruire l’armée des fanatiques qui ont commis ces crimes »
François Hollande, 27 novembre 2015

Plus d’un mois et demi après les attaques du 13 novembre à Paris et à Saint-Denis et un mois après cette promesse, on voit donc à peu près la forme de la riposte de la France face à l’Etat islamique : deux chansons, Brel et Barbara quand même, quelques bombardements supplémentaires, par ailleurs planifiés depuis longtemps, et puis….rien. Le « tout mis en œuvre », c’est en fait la même chose qu’avant et ce n’est pas faire injure à nos hommes engagés au Levant que de considérer que nous n’allons pas « détruire l’armée des fanatiques » avec quelques avions et une petite poignée de soldats, même compétents et courageux.

A partir de ce constat, il n’y a que deux possibilités : soit l’épée de la France est trop courte, pour reprendre l’expression gaullienne ; soit, on ne veut pas s’en servir. Dans les deux cas, cela mériterait quelques explications. 

En janvier 2013, nous avons été capables de déployer au Mali à peu près autant de moyens aériens qu’au Levant, lorsque le porte-avions n’est pas engagé, et une brigade complète de l’armée de terre, plus de 4 000 hommes. Aucune des organisations que nous avons affronté à ce moment-là ne nous avait pourtant attaqué comme a pu le faire l’Etat islamique et aucune d’entre elle n’avait sa puissance. Logiquement, on devrait y aller encore plus fort. 

En 1991, alors même que notre armée n’était que partiellement professionnalisée et donc relativement peu projetable, nous avions déployé dans la région 60 avions de tous types et 14 000 combattants terrestres, 140 engins armés d’un canon de 105 mm et 130 (oui, 130 hélicoptères !). On se plaignait à l'époque de pouvoir faire aussi peu, on se plait aujourd'hui à imaginer ce que l'on pourrait faire avec ça contre l'Etat islamique, sans qu'il soit question par ailleurs, et comme en 1991, d'occuper l'Euphrate. Il est vrai qu’à l’époque nous avions au total six fois plus de chars, quatre fois plus de pièces d’artillerie et deux fois plus d’hélicoptères que maintenant. Il est possible même qu’il y avait aussi au total plus de soldats professionnels qu'aujourd’hui, près de quinze après la...professionnalisation complète. Magnifique résultat à peine compensé par quelques matériels modernes. 

Bref nous avons décidé de ne rien faire de sérieux. Mais peut-être que nous nous trouvons empêtrés dans une guerre que nous n’avons pas voulu alors que nous étions engagés par ailleurs et parfois inconsidérément. Peut-être que si nous n’avions pas autant besoin des moyens des Américains au Sahel nous aurions été capables de leur dire non, comme en 2003, pour ce nouvel engagement en Irak. Peut-être que si on n’avait pas sacrifié notre armée aux dividendes de la paix et aux critères de Maastricht nous pourrions faire plus. On a certes décidé d'enrayer la destruction programmée de notre outil de défense en stoppant les suppressions d’effectifs et prévu d’engager quelques centaines de millions d’euros supplémentaires chaque année (mais surtout après les élections de 2017, ce qui n’engage pas à grand-chose). Tout cela est évidemment heureux mais on reste loin du compte. Pour le rappeler une nouvelle fois, si on faisait aujourd’hui le même effort qu’en 1990, ce n’est pas 31 milliards mais entre 52 et 65 milliards, selon les méthodes de calcul, que l’on dépenserait pour notre armée. Pour les autres ministères assurant la sécurité des Français, la Justice et l’Intérieur, ce serait 10 milliards de plus qui seraient dépensés chaque année. On n’en serait peut-être pas là. Et puis, il faut toujours le rappeler aussi : soit les événements sont prévisibles et ils doivent rentrer dans le cadre de notre stratégie des moyens (Livre blanc, loi de programmation) ; soit ils sont imprévisibles et faut changer de posture. Les attaques de 2015 étaient évidemment prévisibles et on change pourtant de posture, c'est donc bien que nous n'avions pas de stratégie cohérente.

Nos dirigeants, ceux-là mêmes qui depuis vingt-cinq ans ont organisé ce déclin des instruments à protéger les Français, nous ont donc menti. Tout ne sera pas mis en œuvre pour détruire Daesh et, au mieux, nous attendons les succès de nos alliés locaux pour voler au secours de la victoire, si possible au moment des élections de 2017, car il n'y a que dans ce domaine que l'on perçoit une quelconque vision stratégique. Il paraît que le Premier ministre va faire éditer ses « discours de guerre ». On peut peut-être envisager de les larguer sur l'ennemi.

En attendant, on gesticule sur le territoire national. Il paraît même que l'on envisage de modifier la Constitution. Cela doit trembler du côté de Raqqa.

dimanche 27 décembre 2015

Nouveaux conflits-Sisyphe à Gaza-Les évolutions militaires dans la guerre entre Israël et le Hamas (2008-2014)

La série « Nouveaux conflits » reprend et développe mes analyses sur les conflits des années 2000. Chacune de ces notes fait environ 20 pages et 10 000 mots. 

Ce nouveau document est consacré aux évolutions stratégiques, opérationnelles et tactiques lors des affrontements entre Israël et la Hamas de 2008 à 2014. 

Cette analyse est disponible en format pdf (ou Word sur demande) à goyamichel@gmail.com et au prix qu'il vous plaira (bouton paypal en haut à droite sur ce blog). Toutes les remarques et corrections sont les bienvenues. 

Elle est disponible ici en format Kindle sur Amazon (je rappelle que ce format peut être lu sur ordinateur avec un logiciel gratuit disponible sur Amazon).


Le premier numéro était consacré aux évolutions stratégiques et tactiques durant la guerre en Irak, depuis le discours du Président Bush annonçant la fin des combats en mai 2003 jusqu'à la fin réelle des combats six ans plus tard. 

Cette analyse est disponible de la même façon. On peut aussi la trouver sur Amazon ici


mardi 22 décembre 2015

« Rééquilibrage personnel militaire-personnel civil » : et le soldat dans tout ça ?

Publié dans la Revue Défense Nationale n° 783-Octobre 2015

Colonel Amaury Neyron de Saint Julien, chef du bureau politique des métiers et des formations associées (BPMF)-DRHAT/SDEP. Membre du CFMT et du CSFM.

Lors de la 92e session du conseil supérieur de la fonction militaire (CSFM) de novembre 2014, le ministre de la défense, en faisant part de sa surprise, a considéré «  comme une incompréhension et une inquiétude infondée » les interrogations et préoccupations sur la civilianisation/démilitarisation du ministère de la défense exprimées par le Conseil. Lors de la session extraordinaire du CSFM d’avril 2015, il a aussi exprimé avec force son attente de réactivité du dialogue social militaire.

Membre du conseil de la fonction militaire Terre (CFMT) et du CSFM, je réponds donc à son invitation au dialogue en approfondissant l’inquiétude émise avant l’ouverture du prochain cycle de concertation. Soucieux d’offrir la matière à une réflexion pertinente au sein de l’état-major, j’ai mené, à titre personnel, une étude RH globale de ce phénomène fondée sur un ensemble de données ouvertes, objectives et opposables [1]. Le présent article en résume les conclusions.

Dans son principe, la question du rééquilibrage entre le personnel militaire et le personnel civil au sein du ministère de la défense a été abordée par les deux derniers Livres blancs. Les trois auditions du directeur des ressources humaines du ministère devant la commission de la défense nationale entre avril 2013 et mai 2015 permettent d’en appréhender les fondements : réaliser des économies de masse salariale et rejoindre un taux personnel militaire-personnel civil (PM-PC) de 75%-25% qui aurait été perdu. Le Livre blanc de 2013 exprime aussi le souci de « garantir sur le plus long terme l’employabilité des agents civils et la valorisation de leur potentiel » et de « poursuivre l’objectif de rééquilibrage de façon volontariste ».

Depuis lors, le ministère a relancé les études en élargissant progressivement de 8 à 15 le périmètre des familles professionnelles cibles « civilianisables ». Un principe simple en guide les travaux : tout poste militaire non justifiable par des raisons opérationnelles ou fonctionnelles est potentiellement civilianisable. Manifestement une part du malaise exprimé trouve déjà là son origine : il est demandé au militaire de justifier son existence et sa place au sein de son propre ministère.

Or, dans un ministère comme le nôtre dont la finalité est de préparer et si nécessaire de faire la guerre pour garantir la paix, la « civilianisation », comprise comme l’augmentation du nombre et de la place du personnel civil dans la défense, ne peut pas être un but en soi. Pour être comprise et admise, sa justification doit reposer sur des arguments parfaitement étayés. Fondée sur l’existence même des armées dont peut dépendre la survie de la nation, l’efficacité du ministère de la défense repose en effet sur la connaissance profonde voire intime des exigences de leur engagement opérationnel, dont l’efficacité est le ressort essentiel.

L’atténuation des déflations à intervenir dans les effectifs militaires, récemment annoncée, pourrait laisser croire que le sujet du « rééquilibrage PM-PC » n’est plus d’actualité. L’analyse montre cependant qu’il n’en est rien et que l’acuité de cette problématique va au contraire s’amplifier.

C’est pourquoi, persuadé du bien-fondé de la complémentarité et de la qualité des relations entre personnel militaire et personnel civil, je me propose de développer, sans esprit de polémique mais dans un souci de vérité, les aspects erronés ou contestables des fondements du « rééquilibrage personnel militaire-personnel civil »), avant d’en brosser les répercussions majeures insuffisamment évaluées sur le fonctionnement du ministère et sur la condition militaire.

Un fondement erroné : le coût supposé supérieur du personnel militaire par rapport à celui du personnel civil

Les comparaisons ne doivent pas être menées ‘avec pensions’ car celles-ci sont établies sur des bases différentes. Avec 138 000 en moins qu’en 1990, le nombre des militaires d’active a baissé de 38%. Par un effet paradoxal, les déflations ne conduisent qu’à un surenchérissement du coût du personnel militaire avec pensions : plus on supprime de postes militaires, plus le coût unitaire chargé avec les pensions qui lui sont imputées, augmente et plus il faut donc en supprimer. Les pensions du personnel civil de la défense sont calculées différemment : leurs retraités sont financés par l’ensemble des 5,6 millions d’agents de la fonction publique, dont le nombre a augmenté de 20% depuis 1990, minorant ainsi leur coût avec pensions.

Les comparaisons des coûts PM et PC sont aussi faussées par l’inclusion des indemnités opérationnelles du personnel militaire qui représentent 6,5% du coût ‘hors pensions’. Or, celles-ci sont perçues par le PM en contrepartie de sujétions opérationnelles auxquelles le PC n’est aucunement assujetti. Hors pensions et hors surcoût OPEX, le personnel civil coûte globalement 35% plus cher que la part qu’il occupe dans les effectifs du ministère. Or, en toute rigueur, ces comparaisons devraient aussi exclure une part majeure des 25% d’indemnités militaires non opérationnelles ayant précisément pour objet de compenser les sujétions de la vie militaire. 

Par catégorie de grade, le coût globalement inférieur du personnel militaire s’établit alors comme suit : un sous-officier coûte 14,5% moins cher qu’un personnel civil de catégorie B et 13% moins cher qu’un ouvrier de l’Etat, un militaire du rang 9% moins cher qu’un PC de catégorie C et 37% moins cher qu’un ouvrier de l’Etat. Concernant les coûts des officiers ou du personnel civil de catégorie A, les comparaisons globales ne sont véritablement pertinentes que périmètre par périmètre, poste par poste, à grade et responsabilité équivalents. A ce niveau-là, les officiers coûtent plus cher que leurs équivalents jusqu’au grade de commandant, avant que les coûts ne s’équilibrent puis s’inversent dans la catégorie A+.

Les comparaisons uniquement financières masquent en définitive le véritable enjeu en matière de ressources humaines : la bonne adéquation de la gestion à l’organisation et aux compétences. Les mouvements du personnel civil avec changement de résidence ont représenté moins de 2% des 200 000 mutations effectuées au sein du ministère entre 2008 et 2013, pour une catégorie de personnel qui représente 23% de ses effectifs. Le triple frein à la mobilité (statutaire, géographique et fonctionnel) du personnel civil, qui requiert le consentement des intéressés, et la très lente adéquation au besoin par le recrutement, se traduisent par un accroissement des distorsions entre l’organisation et la gestion, tant aux niveaux géographique que fonctionnel, quantitatif que qualitatif. Autrement dit, un nombre significatif croissant d’agents civils ne travaille plus au bon endroit ou sur le bon poste, pendant que d’autres postes indispensables de PC demeurent vacants. Ce coût n’est pas pris en compte dans les coûts moyens. Le raccordement en 2015 du système d’information de gestion du PC à celui de l’organisation permettra désormais d’en prendre l’exacte mesure.

Au bilan, le « rééquilibrage PM-PC » repose sur une logique économiquement fausse puisqu’elle ne respecte pas le principe d’une comparaison menée « toutes choses égales par ailleurs ». Dès lors que l’on rétablit ce principe de bon sens, il apparaît au contraire que le personnel militaire coûte moins cher que le personnel civil. Il coûte surtout moins cher en considération de la variété et de l’étendue des missions qui lui sont confiées, avec toutes les sujétions associées à la spécificité de son état. Le rééquilibrage ne peut donc pas être fondé sur ce critère premier dont la seule prise en compte devrait plutôt inciter à une militarisation accrue des effectifs du ministère de la défense.

Un fondement contestable : le positionnement des curseurs fonctionnel, quantitatif et qualitatif

Sur un plan fonctionnel, le « recentrage des militaires sur les fonctions opérationnelles et la spécialisation des civils sur les fonctions administratives et de soutien » sont contestables : la politique RH ne peut  être fondée sur une simple répartition fonctionnelle des métiers militaires et civils, qui restreint la légitimité du militaire au seul service dans les forces, passe sous silence le besoin fonctionnel en militaires et cantonne la plupart d’entre eux à une unique première partie de carrière. 40% des postes de seconde partie de carrière des militaires du rang, 55% de ceux des sous-officiers et 75% de ceux des officiers du ministère se situent en effet dans l’environnement des forces.

Alors que l’on redécouvre l’importance de la masse critique des effectifs militaires  projetables et que les menaces se rapprochent, la réversibilité soutenants-combattants reprend tout son sens. Avoir un quart de personnel civil, par nature non réversible en combattants, dans un ministère aux effectifs désormais très réduits, est-ce encore la proportion adéquate ?

Sur un plan quantitatif,  les fortes déflations dans le soutien plus civilianisé aurait dû avoir pour conséquence logique une baisse naturelle de 6 000 PC, donc un taux PC de 21% en fin de réforme.

Le maintien du taux PC n’a en fait été possible qu’en réalisant des déflations PM supplémentaires dans les soutiens et l’administration centrale, qui ont été de facto civilianisés/démilitarisés. Le taux-cible annoncé de 25% de personnel civil, qui n’a jamais été atteint puisque le taux réel n’a pas dépassé 23,1%, ne peut donc pas être considéré comme un taux de référence dont la valeur aurait été démontrée. Force est plutôt de constater que le ratio PM-PC doit logiquement fluctuer en fonction des besoins des armées.

Sur le plan qualitatif, on constate un déséquilibre qualitatif global en net défaveur des officiers entre 2007 et 2015 : tandis que le nombre d’officiers diminuait de 10%, celui du personnel civil de catégorie A augmentait de 40%. Placés côte à côte (- 3 800 OFF, + 3 500 CAT A), les chiffres montrent clairement un remplacement quasi nombre pour nombre de postes d’officiers par des postes de catégorie A créés ex nihilo, entre 2007 et 2015, associé à un repyramidage. Le personnel civil de catégorie A occupe ainsi désormais 26% des emplois de conception alors que le personnel civil représente 23% de l’ensemble du personnel du ministère [2].

Au bilan, l’institution militaire découvre un changement de nature dans la ‘civilianisation’ par rapport à celle des années 1995-2002 consécutive à la fin du service militaire et à la professionnalisation : passage d’une ‘civilianisation’ perceptible à une ‘civilianisation’ rampante, d’une ‘civilianisation’ de postes d’appelés du contingent à une ‘civilianisation’ de postes de militaires d’active, d’une ‘civilianisation’ de postes d’exécution tenus par des militaires du rang à une ‘civilianisation’ de postes de conception et de direction tenus par des officiers, d’une ‘civilianisation’ de complémentarité à une ‘civilianisation’ de remplacement, d’une ‘civilianisation’ admise par tous et indolore à une ‘civilianisation’ imposée ayant un impact direct sur la condition militaire. Le terme sibyllin de ‘rééquilibrage PM-PC’ s’avère en réalité inapproprié, puisqu’il masque une seconde ‘civilianisation’ qui n’a plus grand-chose de commun avec la première.

Faute d’avoir pris la pleine mesure de la civilianisation déjà engagée lors de la première LPM, les curseurs de l’équilibre PM-PC ont manifestement été poussés trop loin, ce qui réduit la ressource militaire indispensable pour assurer dans la durée les engagements opérationnels et préparer l’avenir.

Des répercussions majeures incomplètement anticipées sur le fonctionnement du ministère et sur la condition militaire

La ‘professionnalisation des soutiens’ et la ‘civilianisation’ conduisent par « effet ciseaux » à une précarisation supplémentaire des militaires des forces opérationnelles : la ‘professionnalisation des soutiens’, réforme dans la réforme, a des répercussions croissantes et cumulatives avec la ‘civilianisation’ sur la seconde partie de carrière des soldats des forces opérationnelles, tout comme sur la place du personnel militaire féminin dans le soutien fortement féminisé qui représente 45% du personnel militaire dans les groupements de base de défense. De nombreux postes de commandement, d’encadrement ou d’exécution sont progressivement fermés aux militaires des trois armées (Terre, Marine, Air). La « politique RH 2025 » signifie aux officiers « un besoin désormais impératif de banalisation d’une seconde carrière hors de l’institution ». Est ainsi annoncé un taux-cible d’officiers sous contrat de 50%, contre 30% actuellement, ce qui correspond à un accroissement de 40% de leur précarisation. La ‘civilianisation’ des postes dans le soutien amplifie la précarité déjà hors norme du militaire dans la fonction publique [3].

Une civilianisation/démilitarisation de l’administration centrale, un affaiblissement des états-majors organiques militaires : le personnel civil de catégorie A+ occupe 50% des emplois fonctionnels de haute direction, niveau où sont prises les décisions, et 36% des 4 800 emplois de conception de l’administration centrale, niveau où sont préparées les décisions. Cette seconde civilianisation déplace progressivement le centre de gravité des organismes de la finalité opérationnelle vers la performance administrative et financière. Or, la présence de militaires à des postes non directement opérationnels s’impose précisément par leur expérience de la finalité opérationnelle. Pour le militaire des forces, la certitude de se savoir entendu et défendu en état-major constitue aussi une condition de sa confiance et de son efficacité.

Des conditions de reconversion dégradées pour les militaires des forces : le double phénomène de civilianisation et de ‘professionnalisation’ des soutiens réduit drastiquement pour les militaires des forces les possibilités d’acquisition des compétences transposables dans le civil. Or, celles-ci sont une condition essentielle à leur reconversion, tant interne au ministère sur un poste de personnel civil de la défense, qu’externe vers le monde du travail civil.

Une annulation progressive d’une part substantielle de la revalorisation indiciaire des militaires, dans l’indifférence : la précarisation plus grande conjuguée au ralentissement des perspectives d’avancement engendre une annulation progressive mais sensible de la revalorisation indiciaire intervenue depuis 2009, pour tous les militaires. La plupart des militaires du rang et des sous-officiers ne servent pas assez longtemps pour bénéficier pleinement des revalorisations indiciaires des fonctionnaires de catégorie B et C (les ‘nouveaux espaces statutaires’ NES B et NES C) et un nombre croissant d’officiers va percevoir la même solde qu’auparavant mais avec un grade de moins. Cette évolution est généralement perçue comme la rétention interne au ministère, de la revalorisation indiciaire obtenue en interministériel. La relative indifférence avec laquelle semble être admise la nette détérioration des perspectives de carrière de tout l’escalier social et de la méritocratie militaire est inéluctablement mise en parallèle avec l’attention portée à l’amélioration de celles du personnel civil.

En résumé, à la traditionnelle précarité des militaires, liée à l’impératif de jeunesse dans les forces opérationnelles, nécessaire et comprise par tous, se rajoute désormais une nouvelle précarité, liée à une modification de l’équilibre PM-PC et à la ‘professionnalisation’ des soutiens. Elle est perçue comme une conséquence de choix non dictés par l’opérationnel, donc moins légitimes. Le ratio PM-PC ne peut pas être la clé de lecture unique de l’équilibre RH global du ministère.

Les répercussions sur le fonctionnement du ministère et sur les militaires des trois armées sont majeures, dès lors que l’on prend le soin de les examiner dans leur globalité. Amplifiant la précarisation déjà grande des militaires, réduisant objectivement l’attractivité de leurs carrières, amputant partiellement les contreparties allouées aux sujétions militaires inhérentes à leur état, annulant les effets positifs de leur revalorisation indiciaire et dégradant les conditions de leur reconversion, cette seconde ‘civilianisation’ conduit en fait à une détérioration sensible de la condition militaire et à une rigidification de l’organisation du ministère de la défense.

En conclusion, le « rééquilibrage PM-PC », fruit de décisions politiques dont la bonne foi n’est pas en cause, a été décidé en 2008, confirmé en 2013 et 2015, sans étude d’impact, sur la base d’une analyse technique RH contestable et incomplète, « aveuglée » par un taux PC qui n’augmentait pas et un coût PM avec pensions qui croissait proportionnellement aux déflations. Polarisée sur ce double problème, sans pour autant en avoir toutes les clés de lecture, toute la sphère RH a été mobilisée pour dégager les solutions à mettre en œuvre. Le traitement de ce dossier complexe a subi en outre, plus que tout autre, les conséquences de la réorganisation profonde de la chaîne RH depuis 2010.

L’institution militaire découvre un changement de nature dans la ‘civilianisation’ par rapport à celle des années 1995-2002. Ses répercussions, qui touchent tous les militaires, sont démultipliées pour le personnel de l’armée de Terre qui combine le triple handicap d’une base de pyramide RH très large, d’une armée de première partie de carrière moins technique, et de projections opérationnelles plus nombreuses et plus usantes.

Au gré des déflations successives, le soldat, qu’il soit terrien, marin ou aviateur, est devenu une ressource de plus en plus rare à protéger. L’étude d’impact RH de la ‘civilianisation’ sur les parcours professionnels militaires, prévue ab initio mais non encore réalisée faute d’un référentiel en organisation cible à cinq ans, est donc plus nécessaire et urgente que jamais.

L’opération Sentinelle fait émerger la nécessité de replacer le soldat au cœur de la politique RH ministérielle : l’augmentation des recrutements militaires dans les forces, pour des postes de première partie de carrière, affectera en proportion les perspectives de seconde partie de carrière dans l’institution, particulièrement celles des terriens. Les mesures d’urgence étudiées, pour positives qu’elles soient, ne suffiront pas pour répondre au nouvel enjeu majeur : la capacité des armées à mobiliser durablement des effectifs importants sur le territoire national. Sans regain d’espoir offert aux soldats de la ‘génération du feu’ et de souffle au système méritocratique militaire, cette opération pourrait rapidement devenir une gageure.

Les préoccupations fortes exprimées par le CSFM lors de la 92e session de novembre 2014 reposent donc sur des fondements suffisamment sérieux pour être pris en considération et il n’est dès lors pas étonnant que ses membres en fassent état. Une réponse ministérielle de fond semble par conséquent nécessaire pour témoigner de la considération accordée au personnel militaire et de la place reconnue à la concertation. « Le combat est le but final des armées et l’homme est l’instrument premier du combat » disait Ardant du Picq. Du moral et de la résilience des hommes dépend ainsi la résilience des armées. C’est la raison pour laquelle la fonction RH reste toujours par sa nature une prérogative essentielle du commandement.

Sur un dossier aussi sensible, il semble préférable d’adopter une approche prudente plutôt que ‘volontariste’ L’opportunité offerte par la moindre réduction des effectifs militaires qui vient d’être décidée, pourrait donc être saisie pour enclencher une révision de la politique RH du ministère dans ce sens et replacer les curseurs à leur juste niveau d’équilibre.

Cette réflexion personnelle, objectivement critique sur le phénomène de ‘civilianisation’, ne saurait toutefois se conclure sans rendre un juste hommage au personnel civil, hommes et femmes qui œuvrent avec cœur et énergie, pour le plus grand bénéfice de l’institution militaire depuis tant d’années. La complémentarité PM-PC est indéniablement nécessaire. Répondre à leurs aspirations en leur offrant les meilleures perspectives de carrière compatibles avec le besoin des armées et leur mode de gestion propre demeure sans conteste une ardente exigence.

L’équilibre PM-PC à définir est déjà complexe en situation stabilisée ; il devient une gageure en période de restructurations et de réduction des postes supérieurs. Mais les départs massifs à la retraite du personnel civil dans les dix prochaines années offrent l’opportunité de dessiner les contours de l’équilibre ministériel à l’horizon de vingt ans, commun entre les militaires des trois armées, ceux des corps de soutien et les civils. Ce nouveau modèle RH viserait d’abord à répondre au besoin des armées, ensuite à maximiser les forces et minimiser les faiblesses des différentes catégories de personnel, et à offrir enfin à tous les meilleures perspectives possibles sur le long terme.

[1] Sources majeures : bilans sociaux de la défense 1990 à 2013, mémentos de coûts moyens PM et PC 2012, rapports du Haut comité d’évaluation de la condition militaire, référentiels d’effectifs en organisation, rapports et auditions parlementaires de la commission de la défense nationale et des forces armées.
[2] NDLR : certains militaires bénéficient dans le cadre de la reconversion, d’une possibilité d’intégration comme personnel de catégorie B ou A au sein du ministère de la Défense.
[3] 53% du personnel militaire sert sous contrat (70% dans l’armée de Terre), mais seulement 13% pour le personnel civil du ministère de la défense.

dimanche 20 décembre 2015

Jihâd au Sahel-un livre de Olivier Hanne et Guillaume Larabi

Résumé

Depuis la chute du colonel Kadhafi en octobre 2011, le Sahel est devenu l'une des plus grandes zones de déstabilisation du monde : essor des trafics, enlèvements, attentats. Les groupes terroristes, impulsés par le jihadisme international, ont fait des pays du Sahel leur terrain de contrebande et de violence, jusqu'à envahir le nord du Mali en 2012. 

Face à des États africains défaillants, des sociétés fractionnées et des armées locales mal préparées, les jihadistes ont pu s'installer durablement dans la région. En dépit des dernières opérations françaises, leurs capacités de nuisance ne sont nullement détruites. Pourtant, depuis 2014, en raison des dangers qui les menacent, les pays du Sahel ont lancé avec le concours de la France une coopération régionale qui se démarque des démarches antérieures infructueuses et tentent d'élaborer une ambitieuse stratégie de contre-terrorisme. 

Malgré ses difficultés et sa discrétion, ce front commun peut, à terme, constituer une clé de pacification pour toute l'Afrique. L'ouvrage rappelle les facteurs qui ont amené à la déstabilisation sahélienne, identifie les menaces et décrit comment les États et les armées locales, en lien avec la France, organisent le contre-terrorisme. 

Olivier Hanne est agrégé et docteur en Histoire, chercheur-associé à l'université d'Aix-Marseille, il travaille comme expert auprès des Écoles militaires de Saint-Cyr-Coëtquidan et à l'École supérieure internationale de Guerre de Yaoundé (Cameroun). 

Guillaume Larabi est Saint-cyrien, issu des troupes de Marine, il a mené de nombreuses missions en outre-mer, au Tchad et en République démocratique du Congo. Il est actuellement instructeur à l'École supérieure internationale de Guerre de Yaoundé (Cameroun).

mardi 15 décembre 2015

Pour une guerre de corsaires contre Daesh (2015)

Version 15/12/2015

Voilà maintenant quinze mois que la France est en guerre contre l’Etat islamique. Pour l’instant entre, d’un côté, les attentats du 13 novembre et les actions sporadiques revendiquées auparavant par l’EI et, de l’autre, les 312 frappes françaises (au 3 décembre 2015 et sur plus de 8 000, rappelons-le, sans parler des frappes russes), il est probable que ce sont les premiers qui ont eu le plus d’impact stratégique. Nous sommes sans doute plus affectés et troublés par leur action que l’inverse. Autrement-dit, pour l’instant c’est plutôt l’Etat islamique qui l’emporte. Au final, même si certains de ses membres le croient, Daesh ne détruira évidemment jamais la France mais il peut espérer l’obliger à se retirer du Levant, ce qui constituerait déjà une victoire considérable.

Cette guerre est également la première de toute l’histoire de notre pays où aucun soldat français n’est tombé sur une si longue durée. Cela serait heureux s’il était aussi difficile de tuer des civils français que des soldats, or visiblement ce n’est pas le cas et cette guerre est donc aussi la seule où, jusqu’à présent, toutes les pertes ont eu lieu dans la population. Un phénomène similaire s’était déroulé en Israël après l’attaque du Hezbollah en juillet 2006. Tsahal avait alors d’abord misé sur l’arme aérienne pour à coup de milliers de frappes tenter de disloquer le Hezbollah et faire pression le gouvernement libanais. Les effets visibles tardant à venir et les roquettes du Hezbollah continuant à pleuvoir sur le nord du pays, de nombreux civils israéliens en étaient venus à interpeller le gouvernement et l’état-major et demander s’il était tout à fait normal que les militaires prennent apparemment moins de risques que ceux qu’ils étaient censés protéger. Tsahal avait alors engagé des opérations terrestres, par ailleurs fort maladroitement l’habitude ayant été perdue.

Encore une fois, la politique du « zéro mort » et du « zéro risque » pour les militaires, qui est aussi souvent celle de « zéro décision » (au double sens de choix et de victoire), ne peut se concevoir que si on ne risque pas de rétorsion sur son propre territoire. C’est ce qui se passe actuellement pour les Américains, très large leader de la coalition. Ce n’est pas notre cas. Nous, nous sommes désormais dans une impasse et ce n’est pas simplement en augmentant les doses de bombardement que nous en sortirons. L’épuisement touchera plus vite notre stock de bombes que l’ennemi. Il est donc temps d’innover.

Si nous voulons, nous Français, faire plus de mal à l’Etat islamique, tout en restant dans le cadre général de cette stratégie de « frappes et soutien », il est nécessaire de prendre aussi plus de risques et d’engager des moyens supplémentaires et complémentaires. Les plus évidents sont nos hélicoptères d’attaques. Rappelons que lors de l’opération Harmattan  en Libye et alors que la situation opérationnelle paraissait bloqué l’engagement d’un groupement aéromobile de 18 hélicoptères à partir d’un Bâtiment de projection et de commandement (BPC) a permis de réaliser la destruction d’environ 500 cibles en seulement un mois. L’intérêt n’est pas tant ce nombre ajouté que le caractère différent des cibles. Les hélicoptères peuvent fournir efficacement l’appui rapproché demandé par les troupes au sol et compenser en partie la « stratégie quantitative » de l’ennemi (multiplier les cibles à bas coût pour les rendre peu rentables pour des frappes par chasseurs-bombardiers) par des destructions nombreuses de petits objectifs, comme des véhicules légers. Pendant ce temps, les moyens aériens disponibles peuvent se dégager des missions d’appui proche - le cercle extérieur des « cercles de Warden » - pour se concentrer sur les cibles à forte valeur ajoutée. Compte tenu de l’engagement en cours au Sahel et du faible nombre d’hélicoptères modernes (et de leur faible taux de disponibilité), il parait difficile d’engager plus d’un groupement d’attaque de plus d’une douzaine de Tigre et des moyens de sauvetage. Ce groupement devra par ailleurs être basé à 400 km maximum de la zone d’action. On notera cependant que l’introduction des hélicoptères, s’il a fortement troublé l’ennemi en Libye, n’a pas amené non plus son effondrement et que là encore un processus d’adaptation a pu être observé.

Nous pouvons faire encore plus mal en y ajoutant des raids au sol, raids blindés ou raids aéromobiles d’infanterie légère et d’artillerie ou encore de forces spéciales pour des cibles précises et importantes. Ces raids peuvent partir de bases permanentes relativement proches d’un grand aéroport comme Erbil, Bagdad ou Nadjaf pour faciliter le soutien ou de bases avancées plus petites dans la province d’Anbar, comme par exemple à Hannabiyah sur l’Euphrate, où se trouve déjà une unité de Marines américains, ou dans le Kurdistan syrien  dans la région de Tall al Abyad ou de Ras al Ayn. Avec une dizaine d’avions de transport tactiques, il peut aussi être possible de créer des bases temporaires (quelques jours) dans les zones désertiques à une centaine de kilomètres de l’ennemi, plots de carburant pour hélicoptères ou points de départ de raids blindés légers.

A condition de réduire drastiquement l’opération Sentinelle et de relever des forces dans certaines opérations, en République centrafricaine et au Liban, les moyens actuels peuvent permettre de mettre en place trois ou quatre groupements tactiques interarmes (GTIA). Ces forces peuvent être renforcées de forces recrutées localement et formées, équipées, encadrées par des Français. Pour le prix du surcoût de l’emploi du groupe aéronaval pendant deux semaines (dix millions d’euros), il est possible de solder, d’équiper et surtout d’employer un bataillon franco-kurde ou franco-arabe complet pendant un an. Ces forces, sous contrat le temps de la guerre, permettront de compléter et d’amplifier l’action des GTIA et surtout de faciliter la greffe au sein d’un pays étranger et face à un ennemi lui-même mixte, à la fois local et étranger par ses nombreux volontaires extérieurs. La division aéroterrestre française ainsi constituée pourra être appuyée par les moyens alliés, européens ou américains, afin de combler nos faiblesses capacitaires, en moyens de transport lourds inter-théâtres notamment. Il sera sans doute nécessaire, et nous touchons là les limites et les faiblesses de notre politique de défense, de se doter en urgence de moyens qui nous manquent depuis des années comme des hélicoptères lourds, achetés d’occasion ou loués, ou de drones armés. Faire la guerre sérieusement à un coût.

Avec cette division aéroterrestre mixte, il ne sera pas question d’occuper le terrain mais de faire mal à l’Etat islamique comme jamais aucun adversaire ne l’a fait jusqu’à présent. Par des centaines de raids et de frappes, des milliers de combattants ennemis (dont un certain nombre de traîtres) seront tués, le commandement sera paralysé, la logistique, en particulier vers la Turquie, sera entravée. Daesh sera sous pression et sans doute en recul, ce qui peut entraîner un effritement de ses soutiens et allégeances surtout s’il existe une offre politique et administrative de substitution. La guerre ne se fait pas seulement par les armes.

Au sein de la coalition, la France aura le premier rôle dans la destruction de Daesh tout en gardant suffisamment de distance pour aider aux évolutions nécessaires sans s’enliser. Au regard des conflits précédents dans la région entre des armées occidentales ou israélienne d’une part et des organisations armées d’autre part, cette guerre contre l’EI durera sans doute plusieurs années, à moins d’un effondrement toujours possible. Cela aura forcément un coût. Maintenant la question est de savoir si nous voulons vraiment faire la guerre à Daesh ou si nous voulons continuer à faire semblant.

mercredi 2 décembre 2015

La nouvelle guerre de trente ans (article de 2009)

14 juin 2009

Le monde du XXIe siècle renoue avec une complexité stratégique inconnue des Français depuis les subtilités de l’époque des Lumières. Mais à l’époque la France se suffisait à elle-même, désormais elle survit grâce à un réseau qui s’étend à travers un maillage menaçant où les rivaux, les organisations armées et les moyens de nous porter de coups n’ont jamais été aussi nombreux. Nous voici dans le temps le plus fâcheux pour un Etat, selon Machiavel, celui où il ne peut ni goûter la paix, ni soutenir ouvertement la guerre.
Guerre nulle part, insécurité partout
Selon un rapport de l’Human Security Center en date d’octobre 2005, le nombre de conflits armés aurait diminué de 40 % depuis la fin de la Guerre froide jusqu’en 2003 accréditant l’idée qu’un monde enfin unifié, au moins économiquement sur le modèle libéral-capitaliste mais aussi de plus en plus politiquement, tendrait vers la paix. Il semble malheureusement qu’il n’en soit rien et ce qui apparaissait comme une décrue dans les années 1990 n’était sans doute que la première phase, descendante, d’un cycle en forme de U. Après un point bas aux alentours de 1998, qui correspond au début d’une une série de crises économiques, nous abordons désormais la montée de la deuxième barre, synonyme de montée des violences. Après quelques années de stabilisation, les dépenses militaires mondiales remontent et avec accélération. 
Ce n’est pas un phénomène nouveau. Lors de la première mondialisation, conséquence de la révolution industrielle du début du XIXe siècle, le nombre de conflits inter-étatiques avait également commencé par diminuer drastiquement depuis la fin du Premier Empire et on pouvait imaginer sérieusement, après la guerre de 1870, que le droit international, presque confondu alors avec le Concert européen, la communauté de culture entre les puissances puis leur imbrication économique empêcherait toute crise majeure. L’hypothèse d’une paix entre les nations « civilisées » paraît alors légitime, les expéditions coloniales ne méritant que rarement le titre de guerre.
Un indice aurait pu éveiller des soupçons : alors qu’au début du XIXe siècle, il n’y avait guère de différence entre le costume traditionnel de la bretonne et celui de l’Alsacienne, au début du suivant, ils étaient radicalement différents. Loin d’uniformiser les esprits, les nouveaux moyens de transport et de communications avaient exacerbé les identités régionales. De la même façon, la première mondialisation loin d’uniformiser les esprits a suscité les théories culturalistes les plus délirantes et les nationalismes les plus exacerbés, avec le résultat que l’on sait. 
Avec la fin de l’URSS en 1991, la menace d’un affrontement mondial généralisé s’est éloigné et on a pu croire que les incendies qui s’allumaient ici ou là, et notamment en ex-Yougoslavie, n’étaient finalement que des embrassements de quelques feux étouffés jusque là par la bipolarité. On a pu croire à nouveau, qu’une fois ces feux éteints, le « nouvel ordre mondial » permettrait de réguler la violence internationale sous un seuil « acceptable ». Les armées occidentales, profondément réduites et transformées, reprenaient leur rôle de police internationale.
Force est de constater aujourd’hui que le monde n’est pas aussi « plat » [1] que le souhaiterait certains et que des « saillants » apparaissent un peu partout, à l’intérieur même de ces Etats affaiblis et qui ne se font plus que rarement la guerre. Si on peut désormais se rendre dans n’importe quel pays, on ne peut que rarement s’y déplacer partout en toute sécurité tant les zones de non-droit se sont multipliées dans les banlieues, bidonvilles géants, ghettos ethniques, territoires occupés ou zones tribales. Dans la majeure partie de l’ancien Tiers-Monde, des Etats ne contrôlent plus qu’une partie de leur territoire, le reste formant le côté obscur de la mondialisation, celui des oubliés du développement mais aussi souvent celui du particularisme et de la tradition. Ces « espaces gris » prospèrent dans les nations affaiblies, à la fois par la désétatisation de l’économie mais aussi par un processus de démocratisation qui leur a fait perdre la stabilité autoritaire sans leur donner le jeu des contre-pouvoirs des régimes démocratiques solides. Loin des foyers révolutionnaires des années 1960, ces « poches de colère » sont plutôt d’essence réactionnaire et traditionaliste, sans volonté de conquête, au moins pour l’instant, mais avec une forte volonté de nuire [2].
Les nouvelles ONG
De nouvelles organisations y sont apparues relevant tout à la fois des bandes criminelles, des mafias, des groupes terroristes ou des groupes de mercenaires. Fortement inspirés de leurs cultures locales mais bénéficiant des réseaux et flux de la mondialisation, ces groupes ont dépassé le cadre d’action local ou régional pour être capable d’agir dans l’ensemble du monde. La mouvance Al-Qaïda, a logiquement trouvé une base dans un Afghanistan instable depuis vingt ans avant de s’implanter dans des « pays porteurs » comme la Somalie, le Soudan ou le Yémen poussant même des ramifications économiques jusqu’au Congo (trafic de pierres précieuses). Après l’échec de la secte Aum en 1995 qui aurait pu tuer au gaz plusieurs centaines de personnes si son opération avait été mieux préparée, Al-Qaïda est la première ONG à frapper « massivement » une puissance occidentale, significativement au World Trade Center, symbole de la mondialisation, puis l’Espagne et le Royaume-Uni. De même coup, la France, chez qui le terrorisme islamiste avait commencé par sévir de manière plus artisanale, découvrait qu’elle n’avait été une île stratégique que quelques années seulement.

Après ce terrorisme mondialisé, la deuxième mauvaise surprise des Occidentaux à été la découverte d’organisations armées capables de leur résister, eux qui se croyaient  invincibles depuis la première guerre du Golfe en 1991. Les Talibans et leurs alliés, premiers à recevoir la foudre américaine après le 11 septembre 2001, sont six ans plus tard toujours solidement implantés dans le sud de l’Afghanistan. Les guérillas sunnites irakiennes, sans base à l’étranger et sans aide matérielle ont tenu tête aux Américains depuis 2003 à partir d’une structure en réseaux tellement souple que l’on peut parler à leur égard d’organisations invertébrées. Mais sur le même territoire, on a trouvé aussi l’armée du Mahdi de l’ayatollah Moqtada al-Sadr, qui fonctionnait de manière radicalement différente, en accord avec une culture chiite qui associe une vision politique, une structure hiérarchique, l’étroite combinaison dans l’action des composantes politiques, économiques, militaires ou psycho-médiatiques et l’exacerbation de la notion de sacrifice. Incrustée dans le labyrinthe géant de Sadr-City au Nord de Bagdad, l’armée du Mahdi peut compter sur un potentiel de plusieurs centaines de milliers d’hommes prêts à mourir. Par trois fois, elle a contraint l’armée américaine à la négociation et Moqtada al-Sadr, un des hommes qui a fait tuer le plus de soldats occidentaux est un homme libre de ses mouvements. Au Sud-Liban, le Hezbollah est structuré sur ce même modèle et, bien mieux équipé que les Mahdistes, il a réussi la performance unique au Moyen-Orient de tenir en échec l’armée israélienne durant l’été 2006. Ces nouvelles organisations comblent ainsi le vide entre les groupes purement terroristes et les armées étatiques, empruntant à ces deux  pôles  pour constituer des structures hybrides adaptées à la menace des forces d’intervention occidentales qui elles, n’ont guère varié depuis dix ou quinze ans.
La fin annoncée de la suprématie militaire occidentale
La troisième étape est celle du renforcement militaire d’Etats non occidentaux. Il s’agit d’abord de quelques puissances régionales comme l’Iran, dont la capacité de résistance est bien supérieure à celle de l’Irak de Saddam Hussein. Outre une armée qui, grâce à des industries de défense non-occidentales en plein développement, se modernise rapidement, l’Iran peut aussi utiliser des organisations alliées comme le Hezbollah ou l’armée du Mahdi pour frapper indirectement les Occidentaux, au Moyen-Orient ou sur leur territoire nationaux. Elle peut organiser sur son sol une défense populaire qui engluerait tout envahisseur et est sans doute tentée de compléter son dispositif par des armes nucléaires. La possibilité de résister aux Etats-Unis, presque inconcevable il y a quelques années, est désormais établie et l’exemple iranien pourrait en inspirer d’autres.
Le dernier élément qui commence à se profiler est celui de la reconstitution dans l’Ancien monde d’une géopolitique proche du XVe siècle, avec, outre la Perse, le retour au premier plan de l’Inde, de la Russie et de la Chine reprenant son rôle de pendant oriental d’une Europe divisée politiquement mais culturellement unie. Après une éclipse plus ou moins longue, ces puissances émergentes, auxquelles il faudra ajouter le Brésil et dans une moindre mesure la Turquie, l’Afrique du Sud, le Mexique, le Vietnam et quelques autres, n’ont certainement pas l’intention de se contenter d’un statut de « nouveau riche », à l’instar du Japon. Ainsi, et alors que les budgets militaires des pays occidentaux stagnent, ceux de ces nouvelles puissances augmentent à grande vitesse (les budgets russes et chinois évoluent actuellement au rythme d’un doublement tous les cinq ans), ce qui leur permet pour les plus importants d’entre eux, non seulement de reconstituer leur puissance militaire nationale mais aussi de développer une industrie de défense. Le monopole occidental en matière de technologie de défense, qui lui assurait une suprématie incontestée sur les armées régionales, est donc destiné à s’effriter inexorablement comme en ont témoigné déjà les chars israéliens détruits, en juillet 2006, par les très modernes missiles antichars d’origine russe dont disposait le Hezbollah. Ces industries alternatives vont immanquablement irriguer les organisations et puissances régionales citées plus haut, les rendant encore plus résistantes. Que l’on songe simplement aux difficultés tactiques qui se poseraient aux armées occidentales si l’industrie russe développait et exportait à nouveau des missiles anti-aériens efficaces.
Un nouveau paysage stratégique pour la France
Le paysage stratégique change autour de la France et le temps des « dividendes de la paix » est désormais bien loin. Puissance de plus en plus moyenne au sein d’un ensemble occidental qui n’a plus « le monopole de l’Histoire », selon l’expression d’Hubert Védrine et dont le poids relatif économique, démographique et militaire décline inexorablement, la France entre dans une période de vulnérabilité croissante. Outre les miettes de France (DOM-TOM, ressortissants) éparpillés dans le monde, la France, dont le commerce extérieur français atteint 20 % du produit intérieur brut et qui ne dispose que peu de ressources naturelles, est « connectée » par ses réseaux d’énergie, de communications, de transport humain ou physique sur un monde de plus en plus dangereux. Pour la première fois sans doute de son histoire, l’ennemi n’est plus aux frontières de la France mais, selon la formule consacrée, il n’y a plus de frontières aux menaces. Dans une situation malthusienne où le pétrole (80 % de l’accroissement de la demande énergétique est le fait des pays émergents), en attendant les autres ressources fossiles, se raréfie à grande vitesse et où des problèmes écologiques majeurs s’imposent au monde, non seulement les poches de colère ne vont pas diminuer, menaçant à elles seules la stabilité du monde, mais vont s’y ajouter superposer des zones d’affrontement économiques et politiques.

La France devra faire face à des rivaux qu’elle n’affrontera probablement pas visiblement (plutôt que directement car des formes invisibles comme les cyber-attaques sont possibles), par le simple jeu de la dissuasion nucléaire réciproque, mais indirectement dans ces espaces plus ou moins flous entre les blocs et au sein desquels sont branchés nos réseaux stratégiques.  Un nouveau « grand jeu » est en train de se mettre en place dans lequel, l’action militaire ne sera qu’une arme parmi d’autres mais qui aura toute sa place pour défendre nos intérêts (et la stabilité du monde est le premier d’entre eux) jusque dans les « poches de colère » les plus reculées. Nos adversaires y seront principalement des organisations armées, autonomes ou manipulées, à forte capacité de résistance locale et capables de frapper ponctuellement sur notre propre territoire.

Pour cette nouvelle guerre de trente ans, il faudra certes disposer d’un bouclier sécuritaire mais il serait un peu court de se limiter à cela. On peut toujours se demander ce que nous aurions fait si Al Qaïda, soutenue par les Talibans, avait choisi en 2001 de frapper Paris plutôt que New York et Washington.  Aurions nous été capables de mettre à bas le régime taliban et de traquer Ben Laden ? Aurions nous pu former une coalition pour nous aider dans cette entreprise ? Si le bouclier est pour l’instant efficace comme en témoignent les projets d’attaques terroristes qui ont pu être déjoués, l’épée est bien courte et faire appel à celle des Américains est de moins en moins sûr sinon souhaitable. Il paraîtrait donc pour le moins inconséquent de baisser la garde.
Michel Goya

[1] Thomas Friedman, The World is Flat : A Brief History of the Twenty-First Century, 2007.
[2] Arjun Appaduri, Géographie de la colère, Payot, 2007.

jeudi 26 novembre 2015

Bombarder et espérer, très fort


Je faisais partie de ceux qui estimaient que l’engagement de la France contre l’Etat islamique en septembre 2014 n’était non seulement pas nécessaire mais qu’il était même dangereux. L’EI existait sous ce nom depuis 2006 avec comme matrice l’organisation d’Abou Moussab al-Zarquaoui créée en 2003 après l’invasion de l’Irak par les Américains et leurs alliés. L’Etat islamique faisait alors régner la terreur dans Bagdad et dans de nombreuses provinces du pays. L’Irak menaçait de s'effondrer, entraînant l’ensemble de la région dans le trouble. A cette époque, la France, qui avait refusé de participer à la coalition, n’envisageait en aucune façon de faire la guerre à cette organisation. L’Etat islamique en Irak ne faisait guère la une des journaux et nos dirigeants ne l’évoquaient jamais. Nous voici maintenant en guerre contre lui et c’est lui qui gagne, pour l’instant.

Comment mener une opération militaire sans envisager sérieusement sa réussite

En 2014, les mêmes qui se taisaient sont soudainement devenus horrifiés par ces « égorgeurs de Daesh », dont on semblait alors découvrir l’existence. Il est vrai qu’à la suite d’une politique du gouvernement de Bagdad assez proche de celle de Damas, l’Etat islamique, qui avait bien failli mourir, renaissait de ses cendres. Il obtenait même des succès spectaculaires face à d’autres mouvements rebelles syriens et surtout face à une armée irakienne en papier. Il est vrai aussi qu’à la différence des autres milices locales ou du régime de Damas et reprenant le principe des exécutions filmées de Zarquaoui avec des moyens plus sophistiqués, l’EI filmait l’odieux pour l’« édification des masses » locales et la terreur des ennemis.  Il est vrai enfin que l’EI s’en prenait aussi à des citoyens américains obligeant le Président des Etats-Unis à réagir. Celui-ci organisait alors une nouvelle coalition et engageait une opération militaire en fonction sa marge de manœuvre politique interne. Cette dernière étant réduite, l’opération reposait sur des fondements faibles.

Le premier était que l’idée que l’Irak était encore un véritable Etat disposant d’une véritable armée qu’il suffirait d’aider par des conseils, un peu d’équipements et des appuis aériens pour venir à bout d’un groupe de bandits. La réalité est que cet Etat était surtout une alliance de partis et de leaders chiites accaparant le pouvoir et faisant plus confiance aux gardes rapprochées ou aux milices qu’à cette armée créée par les Américains. Cette armée suspecte, résultat de quatre ans d’efforts et d’une dépense plusieurs dizaines de milliards de dollars, avait été rapidement vidée de sa substance après le départ de ses créateurs. Au-delà des quelques unités conservées et choyées à Bagdad autour de la personne du Premier ministre Maliki, les divisions installées dans les provinces sunnites sont alors devenues aussi faibles qu’insupportables aux populations locales. En juin 2014, la fuite piteuse devant les forces de Daesh et de ses alliés consacrait l’effondrement de cette armée creuse. Restaient les milices chiites, plus motivées, aptes à défendre Bagdad et les provinces du sud mais pas à reconquérir le Tigre et l’Euphrate. 

La reprise de la ville de Tikrit en mars 2015 est, à ce jour, leur seul véritable succès, acquis avec un important appui des Iraniens au sol et des Etats-Unis dans les airs, et il témoigne finalement surtout de la difficulté de l’entreprise. Il est possible que cela évolue et que la milice Badr notamment soit désormais un peu plus capable de porter l’offensive. Dans tous les cas, et comme les exactions qui ont suivi la prise de Tikrit l’ont également montré, ces groupes sont peu légitimes à occuper l’espace sunnite. Quant à reconstituer une « nouvelle nouvelle » armée irakienne sous l’égide américaine, on ne voit pas très bien ce qu’elle aurait de plus, dans un contexte politique inchangé, qui lui permettrait de survivre plus longtemps que les deux précédentes. A l’été 2014, l’EI s’est attaqué au Kurdistan syrien et au Kurdistan irakien, ce dernier jusque-là plutôt un allié qui avait aidé à la prise de Mossoul et profité de l’occasion pour s’emparer du pétrole de Kirkouk. La coalition a trouvé là deux autres alliés locaux, militairement plus efficaces mais tout aussi peu légitimes que les Chiites à agir et surtout rester dans les provinces arabes sunnites. Au bilan, lorsque la très mal nommée opération Détermination absolue a été déclenchée, il n’y avait personne qui soit capable à horizon visible de venir, même conseillé, équipé et appuyé par les airs, planter un drapeau sur Raqqa ou Mossoul, condition pourtant nécessaire (mais non suffisante) de vaincre l’Etat islamique. Cela tout le monde le savait.

Restaient alors les frappes aériennes, second fondement faible. Des frappes peuvent s’effectuer en appui rapproché de troupes au sol ou seules sur l’ensemble du dispositif ennemi. Or les frappes de la coalition américaine ne sont réalisées, hormis quelques drones armés, que par des bombardiers ou des chasseurs-bombardiers. La première raison de cette restriction vient d’abord du peu de risques de ce mode opératoire pour les hommes engagés, eu égard aux moyens antiaériens limités des organisations rebelles. La raison principale est cependant qu’à partir du moment où l’US Army n’est pas engagée (y compris avec des hélicoptères d’attaque), cela n’est pas vraiment considéré comme une guerre pour les Etats-Unis et ne justifie donc pas d’un vote du Congrès. Le problème est que des bombardiers ou des chasseurs-bombardiers ne sont pas forcément les moyens les plus efficients pour appuyer les troupes au sol. Ces moyens lourds sont plus indiqués pour frapper des cibles importantes et peu mobiles que des cibles petites et multiples sur la ligne de contact. Comme les avions sont également coûteux et donc rares (il faut compter sur une moyenne de seulement 20 à 30 frappes par jour au total pour la Coalition sur un théâtre grand comme la Grande-Bretagne), il faut de plus les partager entre les frappes au contact et en profondeur, ce qui réduit encore l’efficacité dans chacune de ces missions. Les drones armés et surtout les hélicoptères ou les avions spécialisés dans l’appui, par leur capacité à rester longtemps sur une zone et à mitrailler sont bien plus efficaces pour l’appui rapproché. Leur emploi permet de plus d’employer de dégager les chasseurs-bombardiers pour les employer plus en profondeur. Comme l’avait prouvé le changement survenu à l’été 2011 avec l’intervention du groupement d’hélicoptères français en Libye, cette complémentarité permet de multiplier grandement l’efficacité globale de l’action.

En l’absence d’offensive au sol, on peut malgré tout concevoir de compter sur les seuls moyens aériens pour obtenir un effet sur l’ennemi. On peut espérer l’amener à négocier ou au moins à modifier son comportement, comme après les campagnes israéliennes contre le Hezbollah et le Hamas ou encore celle des Américains contre l’armée du Mahdi à Sadr-City en 2008. On ne peut pas cependant espérer le détruire par ce seul moyen car cela n’est jamais arrivé. On n’a même jamais réussi à approcher vraiment de cette destruction, surtout face à des organisations armées qui savent parfaitement tirer parti du milieu humain et/ou physique pour se protéger. Par le retranchement voire l’enfouissement, le camouflage, l’imbrication avec la population, l’emploi de véhicules civils, la dispersion et la mobilité, on peut en effet développer assez facilement une forme de « furtivité terrestre » privant l’ennemi aérien de belles cibles (ou au contraire en le saturant de toutes petites cibles). Ces méthodes, en particulier la dispersion, rendent vulnérables à une attaque terrestre concentrée et résolue mais s’il n’en est pas question cela ne pose pas de problème. 

Encore une fois, la complémentarité des moyens rend les choses beaucoup plus efficaces (une offensive terrestre oblige l’ennemi à se concentrer pour y faire face ce qui le rend plus vulnérable aux frappes, une campagne de frappes oblige l’ennemi à se disperser ce qui le rend plus vulnérable aux attaques terrestres). Qui plus est, si à court terme les campagnes aériennes « pures » peuvent amener l’ennemi à négocier, à plus long terme, par leur impact sur la population locale souvent habilement instrumentalisé, elles contribuent plutôt au renforcement des organisations qu’elles visent. Dans le cas de la lutte contre l’Etat islamique, comme il n’est pas question de négociation, l’intérêt de la campagne aérienne seule est donc très problématique.

Par raisonnement inductif (une série de mêmes causes produisant toujours les mêmes effets) on pouvait donc facilement prédire que cette opération serait assez stérile. Les raisonnements inductifs peuvent être mis en défaut par des phénomènes de rupture, nous y reviendrons, mais pour l’instant tout s’est passé comme prévu. Les 8 300 frappes aériennes de la Coalition ont permis d’aider les troupes irakiennes et surtout les Kurdes irakiens ou syriens à obtenir quelques succès locaux. Elles ont permis d’exercer une pression forte et de détruire plusieurs milliers d’objectifs matériels et de tuer des milliers de combattants (au coût moyen de 200 000 euros par homme, soit la solde mensuelle d’un bataillon local au complet). Il n’y a pourtant là, au bout de quatorze mois de guerre, rien de décisif. L’EI occupe de fait tout l’espace géographique qu’il pouvait occuper dans l’espace sunnite syro-irakien et la campagne fait, comme d’habitude, aussi office de sergent-recruteur sur place ou à l’étranger.

Partis en guerre avec une grosse fleur sur un petit fusil

C’est dans ce contexte politique et militaire que la France, redevenue pleinement atlantiste, a découvert cette fois l’existence de l’Etat islamique et décidé de lui déclarer la guerre en rejoignant cette fois la nouvelle coalition dirigée par les Américains. A cette époque, l’Etat islamique, s’il avait pris des otages, n’avait encore jamais tué de Français. Il n’est évidemment pas dit qu’il ne l’aurait pas fait un jour. Pour son histoire dans la région, pour ce qu’elle est et pour ce qu’elle fait contre le djihadisme au Sahel, la France est forcément un ennemi pour Daesh et ses volontaires venus de France sont à la fois motivés et bien utiles pour y organiser des attaques. En l’occurrence, ce n’était pas encore le cas et alors que la France était déjà engagée contre le djihadisme d’origine algérienne et contre Al Qaïda, qu’elle manquait déjà de moyens de moyens pour son combat dans la zone très instable du Sahel et que, justement, elle était particulièrement vulnérable par la multitude des traîtres et les faiblesses de son dispositif de sécurité intérieure, le minimum de cohérence sinon de prudence stratégique incitait de ne pas ajouter un nouveau front. A tout le moins, il aurait fallu se donner plus de moyens d’agir au lieu de continuer à les réduire et annoncer aux Français que le prix à payer serait important pour une issue très difficile à estimer.

On y est allé quand même et en appliquant strictement la manière américaine avec nos équipes de conseillers sur le terrain et nos douze avions de combat, parfois renforcés de l’aviation embarquée du Charles de Gaulle. Au-delà des actions tactiques parfaitement maîtrisées, il n’y avait évidemment là rien de quoi qui puisse permettre à la France d’atteindre un effet stratégique, hormis être là. A ce jour, après quatorze mois de guerre (car, rappelons-le, il s’agit évidemment d’une guerre à partir du moment où il y a affrontement politique violent), la France a réalisé 300 frappes soit environ 4 % du total de la coalition au sein d’une opération, on l'a vu, globalement peu décisive. Si on applique les estimations du Pentagone sur l’efficacité de l’ensemble de la campagne de la coalition, on peut donc estimer que nous  Français avons tué entre 400  et 600 combattants ennemis, soit un peu moins de 1 % du total des effectifs armés de Daesh, sachant que ces hommes ont pu être remplacés. Très clairement, l’intention annoncée de détruire Daesh n’était pas très sérieuse mais on pouvait se vanter d’être le deuxième contributeur de la coalition et donc de pouvoir « peser» un peu dans ses décisions (notre objectif premier dans les opérations multinationales). Au bout d’un an, on s’empressait de frapper aussi en Syrie pour pouvoir parler avec plus de force, croyait-on là-aussi, à l’Assemblée générale de Nations-Unies. Nous étions partis en guerre la fleur au fusil, grosse fleur et petit fusil.

Il est toujours délicat de jouer les gros bras quand on n’a plus de bras et il est singulier de constater que notre si ferme ministre des affaires étrangères est le même qui, vingt-cinq ans plus tôt, réclamait de toucher les « dividendes de la paix », autrement dit de réduire l’effort de défense, et même globalement de sécurité, pour faire quelques économies de court terme. On l’a dit et il ne faut pas cesser de le répéter, si on avait simplement poursuivi le même effort qu’en 1990 (qui n’était pas jugé écrasant à l’époque, autant que je me souvienne), ce serait très exactement 114,7 milliards d’euros au lieu de 58 qui seraient dépensés chaque année pour nos forces armées, nos forces de police et de gendarmerie, le renseignement intérieur et extérieur, les prisons, la justice et la diplomatie. Quelque chose me dit que les choses ne seraient pas tout à fait ce qu’elles sont, que notre sécurité intérieure serait peut-être mieux assurée et qu’au front nous aurions un peu plus de moyens pour peser non pas au sein de la coalition mais sur l’ennemi.

On avait sans doute oublié, car ce n’était plus arrivé depuis longtemps (raisonnement stratégique inductif), que cet ennemi peut aussi ne pas se laisser faire et frapper à son tour durement ceux qui le frappent y compris sur le sol métropolitain. En termes d’effets stratégiques, l’Etat islamique est pour l’instant gagnant. Il nous a plus terrorisé que nous ne l’avons terrorisé et peut espérer nous diviser et capitaliser sur ces divisions bien plus que avec nos 300 frappes en un an. Encore une fois, tout cela était parfaitement prévisible.

Nous voici donc maintenant coincés entre un humiliant retrait à la manière de la fuite de Beyrouth en 1984 et une extension du domaine de la lutte, avec des moyens militaires à la fois réduits par notre politique de défense et dispersés dans les rues des villes de France, les sables du Sahara et ceux du Levant, sans parler de déploiements toujours en cours de stabilisation et d’interposition. A force d’être partout on n’est vraiment nulle part. On reste tactiquement forts car nos soldats sont bons mais stratégiquement faibles car, visiblement, les décideurs qui les emploient et les déploient le sont moins.

Le repli humiliant, je ne veux même pas l’évoquer tant les conséquences en seraient désastreuses. Cela n’est pas sérieusement envisagé pour l’instant, le désir de vengeance est encore trop fort et le coût de l’engagement militaire encore trop faible, et on notera le progrès en la matière par rapport aux « années Mitterand », la honte de ma génération de soldats. Ne reste que l’hypothèse de la victoire et là les choses sont complexes.

Rappelons d’abord que dans cette guerre, il faut bien distinguer ce qui relève du front, le combat extérieur, et de l’« arrière », le territoire français. Dans la zone de l’ « arrière », qui relève de l’action de police, les choses bougent. Espérons qu’on ira jusqu’au bout des réformes nécessaires et qu’on éliminera enfin les sources de collaboration avec l’ennemi. N’étant pas spécialiste de sécurité intérieure, je n’en dirai pas plus. Sur la ligne de front syro-irakienne (qui, rappelons-le, n’est pas la seule), les options sont limitées.

World War S

Reprenons les débats en cours. Pour certains, souvent admirateurs de Vladimir Poutine, tous les groupes rebelles arabes sunnites présents en Syrie sont désormais tous radicaux, salafistes, frèristes ou djihadistes, et donc tous ennemis, actuels ou potentiels de la France. Il faut donc, selon eux, s’accorder sur la ligne de Bachar el-Assad et de la Russie considérant que ce sont tous des « terroristes » et les combattre.

Il convient de rappeler les limites opérationnelles de cette vision. Outre que Bachar el-Assad a fortement aidé au développement de l’Etat islamique en Irak lors de la présence américaine, il a également aidé les groupes djihadistes lors de la guerre civile, libérant notamment en 2011 tous les extrémistes présents dans ses prisons, comme par exemple Abou Moussab al-Souri, le théoricien de l’Appel à la résistance islamique mondiale. L’Etat islamique a, comme les Kurdes du Parti démocratique mais dans une moindre mesure, constitué un excellent allié de revers combattant bien plus les groupes rebelles syriens que le régime de Damas, dont il ne faut pas oublier (puisqu'on parle à notre tour de « guerre contre le terrorisme », expression néfaste) qu’il reste de loin la plus grande organisation pratiquant actuellement le terrorisme.

Il convient de rappeler aussi que dans le combat des puissances occidentales et d’Israël depuis quinze ans contre les organisations armées de tout le grand Moyen-Orient, du Hezbollah au réseau Haqqani en passant par l’armée du Mahdi ou les brigades de la révolution de 1920, ces mêmes puissances militaires (au moins 80 % du budget militaire mondial) n’ont pas réussi à en détruire une seule. Le seul cas de réussite est justement l’étouffement de...l’Etat islamique lorsque les Américains ont cessé de voir dans les rebelles sunnites en face d’eux un simple conglomérat de terroristes et considéré qu’ils pouvaient avoir des raisons de combattre, telles que le nationalisme ou la défense de leurs droits dans un nouveau système qui les excluait, voire les opprimait. C’est ce double changement de vision politique (et un gros effort sur soi), de la part des Américains et des rebelles vis-à-vis des Américains (devenus adversaires plus respectables, et plus lucratifs, que les djihadistes), qui a permis le déblocage de la situation et sauvé, in extremis, les Américains d’un repli piteux.

Donc, quand François Fillon dit devant l’Assemblée nationale qu’il ne faut pas s’ajouter des ennemis, il a raison. Il était sans doute politiquement incongru d’adopter une position radicale vis-à-vis de Damas (ou de Téhéran) sans avoir le début des moyens de concrétiser sa fermeté, mais cela plaisait à Riyad et à Doha, nos excellents clients commerciaux (à moins que ce soit nos politiques qui soient leurs clients). Nous n’avions pas déjà les moyens d’attaquer Assad sans l’aide des Américains (qui n’ont pas hésité à nous lâcher, rappelons-nous, mais nous ne sommes visiblement pas rancuniers), c’est désormais totalement impossible ne serait-ce que les Russes le protègent désormais efficacement. S’il n’est plus question de l’attaquer, il n’est pas forcément utile en revanche d’ajouter à nos ennemis tous les groupes qu’il affronte. On s’est déjà ajouté l’Etat islamique alors que nous combattions déjà AQMI et al-Mourabitoune au Sahel, il n’est pas forcément utile d’y ajouter Ahrar al-Sham, Liwa al-Islam ou Liwa al-Tawhid, entre beaucoup d’autres, sachant encore une fois que sauf mobilisation générale, nous n’avons pas les moyens de vaincre une seule de ces organisations. Il n’est pas inutile de rappeler que la guerre des Etats-Unis contre l’ensemble des groupes rebelles irakiens sunnites, dont l’Etat islamique en Irak, et l’armée du Mahdi, a coûté dix soldats américains tués ou blessés et l’équivalent de 200 millions d’euros…chaque jour pendant cinq ans. Cet ensemble représente pourtant un ordre de grandeur sans doute inférieur à l’ensemble qualifié actuellement de « terroriste » par la Russie et Damas. Il convient de comprendre dans quoi on s’engage si on adopte cette voie. Beaucoup de groupes de la région ne nous sont pas sympathiques mais ils ne nous combattent pas et certains combattent même Daesh. Nous verrons lorsque ce ne sera plus le cas.

On peut aussi estimer que les groupes rebelles sunnites, syriens ou irakiens, et même l’Etat islamique ne sont pas nés de rien (ou d’une pulsion soudaine de détruire le monde) et ne subsistent pas sur rien. Tant que la population arabe sunnite d’Irak et de Syrie, avec la sympathie de celle des autres pays, se sentira, non sans de bonnes raisons, opprimée par les régimes de Damas et de Bagdad et bombardée par le reste du monde, la rébellion subsistera et parmi elle une tendance djihadiste forte…car justement forte. L’EI avec ses délires et son intransigeance n’est pas forcément apprécié mais il a su convaincre des tribus, des mouvements comme l’Armée des hommes de la Naqshbandiyya ou l’Armée islamique en Irak par exemple, ainsi que de nombreux individus qu’il était un bon protecteur dans cette « guerre mondiale contre les Sunnites » et même un administrateur honnête dans un océan de corruption. Bombarder l’Etat islamique, tenter de l’étouffer économiquement (mais deux-tiers de ses ressources sont locales) c’est bien mais s’attaquer aux causes de sa force, c’est encore mieux. Pendant la guerre du Rif, Abd el-Krim a été vaincu par la France par la conjonction d’une forte pression militaire (100 000 soldats déployés avec des moyens puissants) et d’une diplomatie locale visant à déconstruire les allégeances autour de lui. Il y a encore beaucoup de gens avec qui s’entendre et s’allier dans la région sans se trahir, à condition de prendre (vraiment) quelques risques avec eux et surtout ne pas passer par l’intermédiaire des monarchies du Golfe. Pour vaincre l’EI, comme les Américains en 2007, nous avons besoin des Arabes sunnites et c’est avec eux, je crois, que nous devons surtout faire alliance avant tout.

Dans la guerre en cours, on attend toujours ce qui est proposé aux Arabes sunnites, par Bagdad, Damas et même les membres de la coalition. S’intéresser aux Arabes sunnites serait certainement plus efficace que d’ajouter une croisade (les avions russes sont paraît-il bénis par les popes, ce qui fait le bonheur de tous qui soutiennent l’idée d’une agression par les Croisés) à un conflit régional entre l’axe chiite et les Arabes sunnites. Dépassons donc un peu le cubisme stratégique avec ses blocs de « il faut » (« s’allier aux Russes », « une coalition internationale », « une intervention au sol », « intensifier les frappes », « détruire le trafic de pétrole », etc.) par un peu de pointillisme s’appuyant sur la connaissance de la politique locale et des moyens de jouer dessus avec nos instruments de puissance. On a l'impression que les guerres en Afghanistan et en Irak ne nous ont rien appris.

Section Dassault

Au bilan, en excluant l’hypothèse que nous convaincrons le monde entier de nous suivre sur les rives du Tigre et de l’Euphrate (nous ne sommes pas les Américains), deux voies paraissent réalistes pour la France :

La première, que l’on peut baptiser « bombarder et espérer », consiste à simplement augmenter les doses de frappes, dans un premier temps à titre de représailles et pour montrer à tous sa détermination à poursuivre le combat, et à long terme en espérant sortir de l’induction et provoquer enfin une rupture stratégique en changeant les rapports de force. Ces ruptures, à la manière d’une avalanche, sont le résultat de dynamiques souvent peu visibles (ou plutôt peu vues). L’apparition de la guérilla sunnite en 2003, la résistance de Falloujah, la révolte mahdiste, la diffusion des images des exactions d’Abou Ghraïb, l’effondrement des forces de sécurité irakiennes créées par le département d’Etat (tout ça au cours du désastreux mois d’avril 2004), l’extension exponentielle de la guerre civile à partir de février 2006, l’échec de la sécurisation de Bagdad, la découverte que le sud afghan était tenu par les Talibans lors de l’engagement de l’ISAF à l’été 2006, voilà autant de ruptures stratégiques survenues depuis le début de la « guerre contre le terrorisme » et toutes négatives pour les forces coalisées. Hormis la capture de Saddam Hussein, en décembre 2003 qui a, avec d’autres facteurs, réduit l’ampleur de la rébellion pendant quelques mois, une seule rupture a vraiment été positive : le retournement des groupes rebelles sunnites (le mouvement du réveil-Sahwa), qui, à la fin de 2006, ont finalement décidé de s’allier aux Américains pour en finir avec l’Etat islamique.

Les ruptures possibles actuellement et leurs conséquences sont difficiles à anticiper : révolte sunnite anti-Daesh, fractionnement de l’organisation, victoire de la milice Badr sur l’Euphrate, prise de Raqqa par les Kurdes, etc. Si ces événements  ne nous sont pas favorables ou s’il ne se passe rien de nouveau, la posture sera suffisamment légère pour pouvoir se désengager après un délai décent et en disant que nous avons suffisamment puni l’ennemi. L’avantage de cette stratégie est qu’elle ne compromet pas complètement notre position au Sahel, son inconvénient est qu’elle est assez aléatoire.

La seconde, la « guerre de corsaires », consiste à élargir la panoplie de nos moyens à notre disposition pour faire mal, autrement dit et pour revenir aux effets complémentaires évoqués plus haut, engager des hélicoptères d’attaque et même des forces de raids, forces spéciales, infanterie légère, unités mécanisées, depuis la Jordanie, l’Irak, le Kurdistan irakien ou syrien (au moins la force d’une brigade renforcée). Cela implique bien sûr de faire prendre des risques à nos soldats mais dans cette guerre où, en quatorze mois, 100 % des pertes françaises sont civiles, on peut peut-être l’envisager. Quand on ne veut pas de pertes, on ne lance pas d’opérations militaires. Quand on veut gagner, on prend des risques. Des soldats tomberont et cette opération nous coûtera entre 500 millions et un milliard d’euros par an mais l’Etat islamique souffrira beaucoup plus qu’il ne le fait actuellement. Il n’y a combat dit asymétrique et résistance souvent victorieuse du « petit » sur le « fort » que tant que ce dernier craint de venir combattre sur le terrain du premier. Ces raids et ces frappes sur tout ce qui est atteignable, notamment le long de la frontière avec la Turquie dont l’étanchéité doit être un objectif premier, doivent préparer des actions plus décisives menées par les forces locales kurdes ou Arabes sunnites quitte à les recruter nous-mêmes et les intégrer dans des Légions arabes à encadrement français, à la manière par exemple de l'armée fusionnée franco-tchadienne qui a gagné la guerre de 1969-1972 ou des 120 000 « fils de l’Irak », souvent des anciens combattants ennemis, intégrés dans les rangs américains (pour 10 % du coût de la campagne aérienne actuelle), qui ont permis de chasser l’Etat islamique de Bagdad et des provinces purement sunnites. Ce sont actuellement des bataillons mixtes de ce type qui seront à la fois les plus efficaces et les plus légitimes pour planter les drapeaux à Raqqa et Deir ez-Zor, voire à Mossoul. Bien entendu, cela n’est rendu possible qu’à condition de mener une intense diplomatie locale mais aussi régionale, pour rééquilibrer un tant soit peu le contexte politique au profit des Arabes sunnites. Bien entendu aussi, si les Russes décident de s'engager vraiment contre l'EI et de cette façon, avec pourquoi pas une brigade au Kurdistan syrien, et si les Américains élargissent aussi, ne serait-ce qu’un peu, le spectre de leurs moyens (c’est déjà le cas avec l’engagement d’avions d’attaque A-10 et quelques raids de forces spéciales), les effets seront multipliés et on pourra peut-être alors parler de grande alliance.

Dans tous les cas, l’effort s’exercera sur la durée. Rappelons juste que les guerres des Etats contre des organisations armées durent en moyenne 14 ans depuis 1945. Nous en sommes déjà à vingt ans contre les avatars des GIA et nous n'en sommes pour l'instant qu'à 14 mois contre Daesh. Les conséquences de la guerre sur la société française seront sans doute aussi considérables, bien plus importantes que toutes celles que nous avons mené depuis cinquante ans. On ne pourra échapper à une remontée en puissance des moyens de l'Etat. C'est toute une idéologie et une gestion des ressources du pays à repenser, au profit de la sécurité, au détriment de l'ouverture, au profit plus largement de l'action régalienne. La guerre contre le djihadisme marque probablement la fin d'une forme de mondialisation pour la France.