mercredi 19 novembre 2014

Le syndicat du crime ?-Audition devant la commission de la défense nationale et des forces armées

Mesdames et messieurs les députés,

Je précise que je m’exprime ici en mon nom propre, n’engageant en rien l’armée de terre et encore moins le centre de doctrine dans lequel je sers, et qui, par ailleurs, ne traite pas de ses questions. C’est un simple officier, un peu expérimenté et un peu historien, qui vous parle en essayant de refléter ce qui lui semble être l’opinion générale de ses camarades.

Pour commencer, je voudrais rappeler certaines évidences. Le service des armes est certes un métier mais c’est aussi tout autre chose, et c’est ce « tout autre chose » qui fait la différence. Ce « tout autre chose », c’est en réalité une série de caractères extraordinaires relatifs à la chose militaire.

Le premier est son importance. L’armée est, ne l’oublions pas, l’instrument de défense des intérêts de la nation et de sa vie même. Que ce mur humain se fissure et c’est la Patrie qui se trouve en danger. Il y a encore des millions de Français qui ont connu l’occupation allemande. Avant eux, leurs parents avaient connu l’invasion allemande de 1914 et leurs grands-parents celle de 1870. On ne peut que se féliciter de l’apaisement des relations entre Etats européens qui nous connaissons depuis plusieurs dizaines d’années. L’historien ne peut s’empêcher cependant d’y voir plus une heureuse anomalie qu’une nouvelle normalité, une parenthèse qui peut hélas se refermer très vite. S’il avait existé à l’époque, le prix Nobel aurait sans doute été attribué à la Sainte-Alliance issue du Congrès de Vienne qui avait déjà régulé les relations internes de l’Europe peu de temps que celle-ci ne bascule dans deux guerres totales. Le prix Nobel de la paix a, en revanche, été attribué à  Norman Angell auteur d’un essai au retentissement mondial où il expliquait que dans le cadre de ce que l’on n’appelait pas encore la mondialisation toute guerre entre Etats européens était devenu impossible. Ce livre s’appelait La grande illusion et il a été publié en 1910. 

Le premier principe extraordinaire est donc qu’on ne badine pas avec la vie de la nation et que rien ne doit entacher le fonctionnement de ce qui la protège. L’exemple ukrainien est là pour nous montrer ce qui peut advenir lorsqu’un Etat vide son armée de toute substance.

J’ajoute, et ce n’est pas neutre dans le débat en cours, que contrairement aux armées qui nous entourent, à l’exception du Royaume-Uni, le combat n’a jamais cessé pour l’armée française. Le nombre de soldats français tombés au combat depuis 1945 dépasse, et de très loin, celui de tous les autres armées de l’Union européenne réunies. Et ils tombent encore, plus de 600 depuis 40 ans, et ce sont même les seuls soldats européens qui tombent actuellement au combat. L’armée française reste donc, plus que d’autre, sensible au deuxième caractère extraordinaire de la chose militaire : la mort comme hypothèse de travail. Lorsque je suis revenu d’une mission de six mois dans Sarajevo, période où j’ai vu plus de 50 soldats français tués ou blessés,  j’ai découvert la nouvelle existence dans mon régiment d’une chargée de prévention qui est venue me demander quels étaient les emplois dangereux dans mon unité. Le moment de surprise passé, je lui ai expliqué que par principe tous l’étaient. Car notre première association professionnelle se fait avec la mort. La mort reçue, bien sûr, et il n’est pas inutile de rappeler que, même si nous n’avons pas le monopole du risque, être soldat dans l’armée de terre reste le métier le plus dangereux de France. La mort donnée surtout, car c’est bien là la spécificité du soldat. Il a dans certaines conditions légales bien entendu, le droit de tuer, ce qui, on en conviendra, cadre mal avec le premier des droits de l’homme : la vie. Il faut donc peut-être s’attendre à ce qu’un jour la Cour européenne des droits de l’homme soit saisie et conclut qu’il serait mieux que les soldats combattent sans mourir et surtout sans tuer.

Le troisième caractère extraordinaire de la chose militaire, lié aux deux précédents, est son caractère non-linéaire, sa turbulence. Le soldat passe son temps de la paix à la guerre, de la préparation à l’opération, de l’attente au combat,  combat qui est sa finalité, ce pourquoi il existe et il se prépare. Ces variations, ces projections rapides de la quiétude en France au cœur d’une crise à l’étranger, parfois en quelques heures, ces dilatations de violences et d’émotions, cadrent mal avec le fonctionnement habituel et réglé des autres organisations humaines. Dans cette turbulence, c’est l’impératif de la victoire qui conditionne tout ce qui peut survenir en amont. Or vaincre dans cet univers extrême impose aussi une préparation, une formation voire un modelage des hommes qui doivent, pour être efficace, se rapprocher autant que faire se peut de la dureté et de la complexité du combat réel. Un entraînement difficile reste le gage de l’efficacité au combat selon le vieil adage qui veut que « la sueur épargne le sang ». Un dernier point mérite d’être souligné. Contrairement là-aussi à toutes les autres organisations et administrations nous devons faire face à des ennemis, pas des concurrents, des contestataires ou même des délinquants, mais bien à des ennemis, c’est-à-dire des groupes politiques qui veulent nous imposer leur volonté par les armes. Outre qu’ils amènent bien sûr avec eux la mort, ces groupes que nous affrontons, dont on constatera au passage qu’aucun n’est syndiqué et n’envisage a priori de l’être, introduisent aussi l’incertitude. Face à un ennemi, le chemin le plus rapide n’est pas forcément le plus court car c’est peut-être là qu’il vous attend. Une armée doit être capable de faire face aux attaques de l’ennemi, à ses surprises, et elle a donc aussi un impératif de souplesse, de réactivité.

A la base de tout cet édifice, on trouve la relation entre toutes ces exigences du combat et de sa préparation et celles de la « condition militaire », entendu au sens de conditions de vie et de travail. La conception que l’on a de cette relation est alors essentielle.

On peut considérer qu’il y a étanchéité entre les deux et que ce qui relève de la condition militaire relève simplement du droit du travail. On peut estimer aussi et surtout qu’il y a bien une influence. On peut penser par exemple qu’au sein d’un même budget de fonctionnement que ce qui est pris pour le confort des hommes le sera au détriment par exemple de moyens d’entraînement ou même que l’amélioration du confort des hommes est contraire à la rusticité et la rudesse nécessaires aux combattants. On peut estimer au contraire que l’effort sur les conditions de vie et de travail ont une influence positive sur le fonctionnement général d’une armée, surtout quand elle compte dans ses rangs 70 % de contrats courts et qu’elle est donc fondée sur le volontariat et la bonne volonté à rester. Beaucoup des jeunes gens qui s’engagent chez nous, notamment dans les unités de combat, viennent certes pour y trouver une vie exigeante mais si on peut les faire vivre et notamment les payer correctement c’est encore mieux. Cela contribue à augmenter le nombre de volontaires et donc la sélection à l’entrée, cela contribue aussi à les maintenir en service et donc aussi à augmenter notre niveau d’expérience.

On est bien là au cœur du commandement qui doit arbitrer entre tous ces éléments y compris jusque dans les combats, où il faut là encore estimer le risque pris au regard de l’impératif de réussite de la mission et c’est bien ici également que se situe la problématique des associations destinées à la défense des droits individuels ou collectifs de ses membres. La plupart des militaires français, en particulier dans le corps des officiers pensent que l’introduction de telles structures et en particulier des syndicats aurait tendance à modifier négativement la préparation et même l’engagement de nos forces, jusqu’à avoir des conséquences stratégiques graves. Cela pour plusieurs raisons.

La première, sur laquelle je passe rapidement tant elle est évidente, est qu’elle peut introduire une deuxième hiérarchie, potentiellement contradictoire et même concurrente de la première. Elle introduit un biais qui sape le principe d’obéissance aux ordres. La discipline, force principale des armées, ne sera jamais une formule ringarde tant qu’il sera question de vie et de mort, depuis les individus engagés au combat jusqu’à la nation même. La deuxième est l’idée que cette séparation entre ceux qui s’occuperaient spécifiquement de la « condition »  et ceux qui s’occuperaient simplement de la conduite des opérations auraient des conséquences graves sur l’efficience et même l’efficacité de ces dernières. Dans un monde certes différent du monde du combat, qui est celui de la sécurité intérieure, la comparaison entre la police et la gendarmerie est édifiante. Pour reprendre les propos du député Folliot, la syndicalisation de la première induit un coût supplémentaire pour obtenir une efficacité équivalente à la seconde. Ces différences de coût sont essentiellement le fait d’une différence de traitements qui sont eux-mêmes source de frustrations. Quand on a vu, pendant les évènements en Nouvelle Calédonie, des gendarmes mobiles loger sous des tentes à côté de l’hôtel où logeaient les CRS, on peut le concevoir. Surtout, la présence de syndicats est souvent synonyme de contraintes supplémentaires destinées à améliorer les conditions de vie mais bien souvent au détriment de l’efficacité opérationnelle. Invité par un ami commissaire, j’ai passé une nuit dans un commissariat. J’avoue avoir été sidéré lorsque j’ai constaté que tous les policiers s’arrêtaient de patrouiller entre 1h à 2h du matin pour respecter la « pause syndicale ». C’est à ce moment-là que j’ai compris qu’un tel mode de fonctionnement était incompatible avec les exigences opérationnelles militaires.

Vous pourrez me rétorquer, qu’il ne s’agit  pas là du même métier que le mien, c’est vrai et c’est heureux. On peut constater cependant et malheureusement, que même si le droit de grève ou de retrait n’existe pas dans les armées syndiquées, l’habitude, une certaine posture intellectuelle, font malgré tout que les contraintes appliquées en « temps de paix », y transpirent plus qu’ailleurs dans le domaine opérationnel. Alors que je débutais ma carrière, un de mes anciens me racontaient comment le bataillon belge arrivant au sein de la FINUL (Force intérimaire des Nations-Unies au Liban sud) en 1978 avait arrêté d’un seul coup son installation, pourtant en zone dangereuse, parce qu’il ne fallait pas dépasser le nombre d’heures réglementaire de travail d’affilée. A un autre moment, le bataillon français avait dû même prendre en compte le secteur belge, le temps de la résolution de problèmes internes. Quelques années plus tard, ce sont des militaires néerlandais qui ont refusé de partir en mission dans la province afghane de l’Uruzgan prétextant que les matériels n’étaient pas adaptés et qui ont demandé à un syndicat de les appuyer dans leur refus d’exécuter un ordre.

D’une manière générale, il n’est pas inutile de souligner que les armées les plus en pointe en terme de syndicalisation sont aussi celles qui ne combattent le moins parmi les nations occidentales. Cette causalité est évidemment factice, c’est la conception politique de l’emploi de la force armée qui est en cause mais c’est cette même conception politique qui a facilité, sinon imposé, l’existence des syndicats. Quand on ne conçoit pas son armée comme un instrument de combat mais comme une force de présence ou au mieux une organisation humanitaire, autrement dit que l’on nie l’existence d’un ennemi, l’efficacité tactique importe peu et on peut tolérer toutes les contraintes syndicales. On notera au passage que les armées allemande, néerlandaise et belge, sont aussi parmi celles qui déclinent le plus vite en Europe. L’existence des syndicats militaires n’a donc pas plus sauvé ces armées que dans des nations où ils n’existent pas, comme en France.

Car après ces critiques générales, il y a un problème conjoncturel majeur qui risque de se poser en France, avec l’introduction éventuelle de syndicats. Ce problème est que cette introduction, forcée car les militaires n’en veulent pas, interviendrait dans une institution déjà en crise. Les exigences que j’évoquais plus haut sont déjà en réalité mises à mal depuis un certain nombre d’années et plus particulièrement depuis le livre blanc de 2008 qui peut apparaître désormais comme une sorte de Mai 1940 administratif. Depuis 2008, la rationalisation des coûts au sein des armées françaises s’est faite au prix d’une profonde désorganisation. Avec des monstres comme les bases de défense et des réductions d’effectifs plus importantes que celles réalisées par le Viet Minh et le FLN réunis, notre structure s’est rendue vulnérable à des catastrophes, internes comme Louvois mais peut-être aussi bientôt opérationnelles.

Nous voici désormais entrés dans une spirale de démoralisation avec les coûts humains et financiers que cela comporte. Cette implosion humaine déjà se manifeste surtout par des départs plus rapides et importants que prévus et une plus grande difficulté à recruter, des problèmes disciplinaires et des problèmes médicaux qui augmentent.

Et voici que l’on annonce la mise en place éventuelle de syndicats. Certains s’en réjouissent finalement quand ils constatent la manière dont nous avons été traités par rapport à d’autres ministères beaucoup plus aptes à la contestation. Une étude interne de 2008 indiquait que 28 % pensaient que les militaires seraient mieux défendus avec des syndicats, il est probable que ce chiffre a augmenté devant le spectacle du désastre. La grande majorité y demeure cependant très hostile et considérerait sans doute cette mesure comme un coup de grâce.

Sans même évoquer ce qu’il peut y avoir de choquant pour les défenseurs de la France de constater que celle-ci ne maîtrise pas plus le fonctionnement de son armée que celui de son économie et ses finances, il est probable qu’après avoir constaté la forte dégradation de notre soutien logistique, de notre administration, jusqu’au paiement des soldes, les militaires considèrent que c’est désormais le système de commandement, déjà affaibli, et notre système de dialogue social qui seraient aussi en danger. Que ce dernier soit perfectible est sans doute vrai mais il faut désormais être très prudent avec les innovations sociales ou organisationnelles.

Le point de rupture n’est pas loin et il suffirait maintenant de peu de choses pour l’atteindre.

Je vous remercie de votre attention.

Michel Goya