mercredi 29 janvier 2014

Des bleus et des roses sont dans un kibboutz

Le kibboutz Kiryat Yedidim fut fondé en 1920 dans ce qui était alors la Palestine sous mandat britannique avec l’objectif avoué de réaliser une égalité parfaite entre les hommes et les femmes. Par un système de rotation sur les différents postes de travail, uns et les autres réalisaient exactement les mêmes travaux, manuels ou non. Les enfants étaient également éduqués sans aucune distinction et préservés du monde extérieur. Filles et garçons dormaient dans les mêmes dortoirs et prenaient les douches ensemble. On veillait à ce qu’ils aient les mêmes jouets, l’enseignement qui leur était donné était identique et l’éducation qu’ils recevaient était expurgée de tout ce qui pouvait apparaître comme un stéréotype.

Et puis les choses se dégradèrent. Arrivées à l’adolescence, les filles commencèrent à se rebeller contre le fait de se dénuder devant les garçons et obtinrent des douches à part et dans les chambres mixtes, les uns et les autres ne se déshabillaient plus en même temps. Un peu plus tard, en 1951, des sociologues venus étudier le modèle de Kiryat Yedidim constatèrent que les enfants de cette première génération n’avaient pas assimilé les cours sur les stéréotypes. Quand par exemple on donnait un ballon à des garçons, ceux-ci persistaient à imaginer un jeu de compétition tandis que les filles y trouvaient plus un prétexte pour un jeu de rôles.

En 1969, le kibboutz fut l’objet d’une nouvelle étude. Les enfants qui avaient été élevés dans un cadre « sexuellement neutre » étaient devenus des adultes dans la force de l’âge. On constata avec horreur que la rotation sur les tâches avaient été abolie et que 88 % des femmes travaillaient dans les soins aux enfants et les services alors que la grande majorité des hommes étaient agriculteurs. Pire encore, sans doute par un complot dont la subtilité avait échappé à tous, les hommes étaient parvenus à être à la tête de la plupart des comités qui géraient la vie du Kibboutz et deux femmes sur trois n’exerçaient aucun rôle dans la gouvernance du kibboutz. Le même phénomène fut observé dans les autres kibboutz qui avaient pratiqué une approche similaire.


Stephen Peter Rosen, War and Human Nature, Princeton University Press, 2004, p. 79 (reprenant les travaux de Melford E. Spiro).

samedi 25 janvier 2014

Blessé de guerre

J'ai rencontré avant-hier un homme remarquable dont le courage au combat n'a d'égal que son courage dans sa nouvelle vie de blessé de guerre. Cet homme, c'est le sergent-chef Jocelyn Truchet et son témoignage, simple et émouvant, peut-être trouvé (ici). Si vous voulez l'aider à continuer à nous redonner la foi dans la nature humaine, commandez-le. 

wwwblessedeguerre.com

dimanche 19 janvier 2014

Comprendre la mécanique djihadiste-Par Marc-Antoine Brillant

Modifié le 21/01/2014

« Le véritable danger de ce phénomène [1] pour nos intérêts se situe dans le retour de ces combattants sur le territoire français. Tous, quand ils se rendent en Syrie, marquent leur volonté de combattre au sein d’organisations djihadistes telles le Front Al-Nosra, l’Etat Islamique en Irak et au Levant (L’EEIL), c’est-à-dire des organisations classifiées comme terroristes. Il est là le danger puisque, le retour, s’ils avaient des velléités d’organiser des attentats en France, est particulièrement délicat. C’est le plus grave danger pour les prochaines années ».

Cette affirmation du ministre de l’Intérieur, Manuel Valls, au sujet du retour des combattants français djihadistes en Syrie témoigne d’une réelle inquiétude face à un phénomène encore difficilement parable. Cela pose une problématique à trois étages : détecter les dérives, suivre ceux qui partent à l’étranger et neutraliser avant le passage à l’acte sur le territoire national. Pour lutter plus efficacement contre cette menace, il faut avant tout comprendre ce qui pousse de jeunes Français, en apparence intégrés, à choisir la voie extrémiste plutôt que celle de la République.

Qu’est ce que le djihad ?

Selon le Coran, il existerait plusieurs formes de djihad, le plus connu étant celui par les armes, « par l’épée ». Même si pour la majorité de la communauté des croyants    (la oumma) le djihad est avant tout une lutte au sens spirituel afin de s’améliorer soi-même et d’améliorer la société, une frange non négligeable semble davantage « séduite » par la version guerrière de la cause.

Les textes saints imposent la réunion d’un certain nombre de conditions pour décréter la guerre sainte et appeler ainsi les croyants à prendre les armes : quand des non-musulmans envahissent une terre musulmane, quand un imam appelle une personne ou un peuple pour se lancer au combat, quand des non-musulmans capturent et emprisonnent un groupe de musulmans.

Si le conflit israélo-palestinien a été le ferment des premiers appels à la guerre sainte, sa non-résolution aujourd’hui ne peut être présentée comme la seule et unique raison de l’explosion des foyers de djihad. Si l’on s’arrête sur les guerres les plus violentes en ce début d’année 2014 (Irak, Syrie, Somalie pour ne citer qu’elles), ce sont surtout les musulmans qui s’affrontent entre eux au nom de leurs divisions.

Sunnite et chiite

L’antagonisme entre ces deux branches de l’islam est ancien. Historiquement, c’est l’absence d’héritier désigné à la disparition de Mahomet qui a semé les premières graines de la discorde. L’héritage religieux du  Prophète s’est alors retrouvé au cœur d’une vraie bataille de succession. D’un côté, les sunnites (environ 85% des musulmans dans le monde) reconnaissent comme légitimes les trois premiers califes qui ont suivi la mort de Mahomet (Abou Bekr, Omar et Osman). De l’autre côté, les chiites (principalement en Iran, Syrie, Irak, Bahreïn et Liban) ne font commencer le califat qu’avec Ali, gendre du Prophète. Ces derniers considèrent que l’on peut commenter le texte du livre sacré avec les moyens que l’humain peut puiser dans son intelligence, sans avoir besoin de se référer à la Sunna (ensemble de traditions prophétiques), contrairement aux sunnites.

Cette divergence d’opinions, instrumentalisée par les uns puis les autres, est devenue au fil des siècles une guerre ouverte.

Sans se positionner sur le plan théologique, de nombreuses distinctions existent entre ces deux courants de l’islam. Mais l’une d’entre elles intéresse directement notre sujet. C’est l’absence de clergé chez les sunnites.

En effet, chez les chiites, il existe un clergé hiérarchisé, symbolisé par les mollahs et l’ayatollah iranien Khamenei en est le guide. Pour les sunnites, le croyant est potentiellement son propre prêtre. Ainsi, en grossissant le trait, n’importe quel pratiquant peut s’estimer suffisamment érudit pour s’autoproclamer imam, c’est-à-dire guide des prières. Faute d’études et de culture suffisantes, la lecture qui est alors faite du Coran peut prêter à toutes les interprétations, y compris les plus orientées idéologiquement.

Une nébuleuse aux stratégies multiples

Le fait de ne pas avoir de leader unique, reconnu et accepté, est une des raisons qui permet d’expliquer la multiplication des groupes djihadistes. Même si certains d’entre eux ont fait allégeance à Al Qaïda, devenue entretemps une espèce de franchise attribuant des labels de bonne pratique du djihad, la plupart garde leur propre agenda et leur propre stratégie. Certes, tous parlent de la lutte contre « les mécréants, les juifs et les croisés ». Tous évoquent la mise en place d’un califat unique fédérant l’ensemble des pays musulmans. Mais, lorsqu’il s’agit de dessiner les contours de ce califat, les premières dissensions apparaissent. Lorsqu’il s’agit de partager le pouvoir ou de reconnaître un maître, les armes parlent.

La mort d’Oussama Ben Laden en mai 2011 avait laissé penser qu’Al Qaïda centrale avait été lourdement touchée et aurait bien du mal à poursuivre la diffusion de son idéologie. Or, il n’en est rien aujourd’hui. Avec Al Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI), Al Qaïda dans la Péninsule Arabique (AQPA) et l’Etat Islamique en Irak et au Levant (EIIL) pour ne citer que les plus tristement célèbres, la dynamique djihadiste n’est pas morte. Rien qu’en Syrie, les experts estiment que plusieurs dizaines de groupes se côtoient, allant parfois même jusqu’à s’affronter…

La frustration nourrit la violence

Les discours des prédicateurs et recruteurs sont diablement efficaces. Pourquoi ? Parce qu’ils mettent en lumière les failles récentes de notre modèle de société, et exacerbent la colère de ceux qui s’en sentent exclus. En 2011, le sociologue français Gilles Kepel donnait déjà une très bonne explication à l’explosion de ce phénomène dans nos banlieues. Prenant pour cœur de son étude les cités sensibles du département de la Seine-Saint-Denis, il observait que la croyance religieuse était jugée par certains habitants comme plus structurante que la croyance républicaine. L’Islam avait fourni une compensation au sentiment d’indignité sociale, politique et économique. Selon lui, il était alors évident que l’Etat social avait failli dans son rôle d’éducation et de socialisation par l’école, puis le travail.

Sans négliger l’envie d’aventures et l’oisiveté qui peuvent parfois pousser à faire de mauvais choix, il semble évident que c’est la notion même de République qui est ici remise en question. Ou tout du moins sa représentation concrète dans les banlieues.

Cette situation de déliquescence de l’autorité qu’est sensée représenter la République, Al Qaïda et ses filiales l’ont bien saisie et ont choisi d’en tirer profit. Leur stratégie vise autant à blesser les populations qu’à ostraciser la communauté musulmane représentée en Occident. L’objectif est de la prendre en otage, de la retrancher de la communauté nationale et de susciter le déchaînement d’un cycle de violence raciste.

L’ennemi intérieur aguerri à l’extérieur

Le ministre de l’Intérieur a donné des chiffres inquiétants. Près de 700 Français seraient aujourd’hui impliqués dans le conflit en Syrie, dont 12 mineurs.

Comment se passera le retour en France de ces hommes, militairement expérimentés et fanatisés ? Potentiellement, les services de sécurité pourraient avoir à faire face à plusieurs centaines de « loups solitaires », comme pouvait l’être Mohammed Merah, dont le passage à l’acte est par essence très difficile à anticiper.  

L’une des clés d’une République « réussie » repose sur une délicate alchimie entre les libertés et la sécurité. Toutefois, ce subtil équilibre peut devenir une faiblesse lorsque l’impératif de sécurité se heurte à la sauvegarde de ces mêmes libertés. Nos propres règles, érigées comme des garde-fous pour dirigeants, deviennent les menottes de ces mêmes dirigeants quand ce sont des nationaux qui deviennent la menace.

Comment lutter ?

Tout d’abord, les décideurs politiques doivent tenir un discours de vérité.

Ce n’est pas l’Islam à proprement parler qui pose problème en France mais bien le déclin de la République, notamment sur le plan des idées qui ont perdu de leur force. Le vide laissé est alors habilement récupéré et exploité par ceux qui réfutent le vivre ensemble et stigmatisent les erreurs du passé. C’est une nouvelle forme d’aliénation de l’être humain, non plus basée sur l’exploitation par le travail mais sur l’exclusion, ou le sentiment d’exclusion.

Ensuite, il faut mener une véritable introspection et notamment comprendre les raisons pour lesquelles l’école ne garantit plus la fabrication de jeunes citoyens conscients de leurs droits et devoirs. Depuis le début des années 2000, il existe une certaine confusion sur le rôle que doit jouer l’apprentissage à l’école : former du citoyen ou préparer à la vie active. Au-delà des théories sur la place du maître dans la classe, c’est surtout la fin de la formation à l’esprit critique qui semble acté aujourd’hui. Or, c’est là où le bât blesse, car sans lucidité, les discours simplistes et mystificateurs arrivent à leurs fins.

Face à cette stratégie, la meilleure riposte est de criminaliser les idéologies extrémistes et de ne surtout pas les investir d’une quelconque dimension politique. N’oublions pas qu’un mouvement radical pratiquant le terrorisme ne peut subsister qu’en cherchant de la légitimité.

Enfin, il ne faudra laisser aucune zone grise sans surveillance. Ces mouvements profitent de la faiblesse des Etats pour se répandre, et font de la pauvreté et de l’absence d’éducation de vrais arguments pour recruter.

La guerre engagée dans la bande sahélienne ne fait que commencer. L’ennemi a été pris par surprise. Mais il n’est pas du genre à rendre les armes. L’éruption de nouveaux foyers de violence est à craindre, y compris sur notre sol.

Face à cette situation, la posture centriste ne tient pas. Il faudra à la fois tuer la menace réelle et imminente, soutenir les pays les plus fragiles et prévenir par l’éducation des jeunes générations. Sinon, les civilisations ne feront pas que se rencontrer…





[1] Ce phénomène est entendu comme étant la radicalisation de jeunes Français, notamment par le biais d’internet, et leur départ pour le combattre au nom du djihad en Syrie.

mardi 14 janvier 2014

Serval, an 1

Ceci est la version longue de l'article paru dans le Journal du dimanche

L’intervention militaire française au Mali, le 11 janvier 2013, fut d’abord une surprise stratégique pour les djihadistes qui, en lançant la veille leur offensive vers le sud du pays, ne l’avaient probablement pas anticipé. Cette erreur d’appréciation devait certainement à une vision d’Etats occidentaux désormais réticents à s’engager au combat vraiment après l’expérience afghano-irakienne, vision confortée d’ailleurs par un certain nombre de déclarations françaises au cours des mois précédents. Dans ces conditions, face à une Mission internationale de soutien au Mali (MISMA) particulièrement lente à se mettre en place, et une armée malienne décomposée, les organisations djihadistes ont pu croire qu’elles bénéficiaient d’une liberté d’action pendant quelques mois, liberté dont elles ont voulu profiter. Leur analyse était en partie juste : nous avions effectivement atteint un point bas dans la manière de mener des interventions militaires, mais ce point bas était aussi un point d’inflexion.

L’opération Serval consacrait d’abord le retour à une forme classique d’intervention rapide de la France, proche de celle que l’on connaissait durant la guerre froide. La France avaient notamment mené une série d’opérations de guerre en Afrique de 1977 et 1980 qui avaient toutes été des succès militaires. Ces succès résultaient d’un système spécifique reposant sur des institutions autorisant un processus de décision rapide, des unités prépositionnées, des éléments en alerte en métropole, des moyens de transport et de frappe à distance, la capacité à fusionner avec des forces locales et la combinaison tactique du combat rapproché au sol et des appuis aériens.

Les opérations françaises ont commencé à perdre de leur efficacité lorsqu’on est sorti de ce système. De la Force d’interposition des Nations-Unies au Liban en 1978 à l’opération Licorne débutée en 2002 en République de Côte d’Ivoire, l’armée française a payé cher l’abandon de la notion d’ennemi et la stérilité des missions d’interposition. De l’engagement en Bosnie en 1995 à celui mené contre le régime de Kadhafi en 2011, les opérations de guerre, c’est-à-dire face à des ennemis politiques, ont alors été conduites en coalition sous leadership américain jusqu’à l’épuisement. Parallèlement, sur le sol africain, la France était dans un processus de désengagement militaire, réduisant le nombre de ses conseillers aux forces locales et de ses bases tout en privilégiant le soutien aux forces régionales et l’appel à l’Union européenne.

L’occupation du nord du Mali par les groupes djihadistes en toute impunité pendant toute l’année 2012 consacrait la fin de ces processus. La réticence des Alliés occidentaux à engager des troupes même contre des groupes terroristes et la difficulté de la plupart des Etats africains à mettre en place des forces puissantes (un an pour engager 3 000 hommes, ce qui d’évidence aurait été insuffisant) laissaient la France comme seule puissance ayant encore les moyens et la volonté d’intervenir. Il n’y avait d’autre choix que le retour à la forme classique d’intervention « à la française ». La clé de voûte du mouvement était une volonté politique claire, assumant d’emblée l’idée de guerre, et sans intrusion tactique. Ce préalable acquis, le reste du système d’intervention a été prompt à se réactiver.

La surprise stratégique de la décision a pu dès lors se doubler d’une surprise opérative, grâce au dispositif d’alerte en métropole et surtout au maintien du réseau de bases dans la région. Cette proximité, et l’aide de nos alliés ont permis par ailleurs de compenser l’affaiblissement de nos moyens de transport aérien. Il a été ainsi possible de porter très rapidement un coup d’arrêt à l’offensive en cours au centre du Mali par des moyens aériens tout d’abord, puis en l’espace de quelques jours par la mise en place d’une brigade terrestre. En deux semaines, les forces engagées ont dépassé en volume le plus fort de l’engagement en Afghanistan.

Le bénéfice de la surprise s’est maintenu avec une contre-offensive immédiate. La rapidité de l’offensive en direction de Gao et Tombouctou a permis de libérer la boucle du Niger dès le 28 janvier. La capacité à enchaîner rapidement les actions s’est confirmée avec l’occupation des villes du Nord avec la formation une nouvelle coalition avec les forces tchadiennes mais aussi des éléments touaregs retournés, tandis que simultanément un groupement tactique était chargé de la sécurisation de la région de Gao avec les forces armées maliennes (FAM).

Dans ce type de conflit contre des organisations non-étatiques où aucun traité ne vient officialiser la victoire, c’est au politique de marquer symboliquement les succès. Tel fut l’objet du voyage du président de la République le 2 février, consacrant la réussite de la première partie de la mission donnée aux armées : la restauration de l’autorité de l’Etat malien sur l’ensemble du territoire. La deuxième partie, la destruction des organisations ennemies, se limitait alors à la disparition d’Ansar Eddine, l’organisation radicale touareg. Les trois autres mouvements armés djihadistes - Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), le Mouvement pour l’unicité du jihad en Afrique de l’ouest (MUJAO) et les Signataires par le sang de Mokhtar Belmokhtar - conservaient encore la majeure partie de leur potentiel, en dépit des frappes aériennes.

Plusieurs centaines de combattants d’AQMI aguerris et motivés s’étaient installés depuis des années dans le massif de Tigharghâ à l’ouest de l’adrar des Ifhogas. Après avoir localisé cette base, les forces françaises ont accepté le combat rapproché, ce qui a sans doute constitué une nouvelle surprise pour des djihadistes. Après une manœuvre de bouclage menée par les forces françaises et tchadiennes, la zone a été conquise à pied par un groupement d’infanterie légère, fortement appuyé par artillerie et moyens aériens. Preuve était ainsi faite également que, dans un combat asymétrique, le « fort » ne l’emporte que s’il rivalise avec lui dans le combat rapproché en milieu difficile. Après un mois de combat, du 19 février au 21 mars, le bastion d’AQMI au Mali a été détruit et plus de 200 de ses combattants, dont le chef de katiba Abou Zeïd, ont été tués ou capturés.

La situation dans la région de Gao était plus complexe. Contrairement à AQMI, le MUJAO poursuivait depuis le 5 février un combat asymétrique fait de multiples actions d’éclat combinant attaques suicide, infiltrations et tirs de harcèlement. Face à cette menace, les forces françaises, maliennes et nigériennes dans la région du fleuve Niger ont mené une série d’opérations ponctuelles dans la région, détruisant la plupart des bases du mouvement et lui causant encore plus de pertes que contre AQMI. Comme la visite du président du 2 février, celle du ministre de la Défense le 7 mars a voulu marquer politiquement la fin d’une nouvelle phase. Après trois mois de combats, la mission assignée par le chef des armées – rétablir la souveraineté de l’Etat malien sur l’ensemble de son territoire et y détruire les forces des organisations terroristes – était accomplie.

La situation n’était évidemment pas normalisée pour autant et l’opération Serval changeait logiquement de nature (peut-être aurait-il fallu changer de nom?), les forces françaises passant en soutien de celles de la Mission des Nations-Unies au Mali (MINUSMA) mises en place à partir de juillet 2013 et participant à la mission de formation de l’armée malienne en attendant la stabilisation de la situation, processus qui ne peut que s’inscrire dans le long terme et dans un contexte régional.

Les organisations terroristes sont toujours présentes et conservent une capacité d’action dans tout le Sahel. La question touareg n’est pas résolue et l’alliance tactique française avec les organisations locales, pourtant à l’origine des événements de janvier 2002, a irrité les gouvernements alliés de la région et continuera de constituer un facteur de discorde tant qu’une solution politique n’aura pas été trouvée. A plus long terme, les facteurs politiques, économiques et même écologiques d’affaiblissement des Etats de la région sont toujours présents. Le conflit est entré maintenant dans une « longue traîne » de la stabilisation. Il s’inscrit maintenant dans une stratégie pour l’ensemble de la région consacrant le retour de la France en Afrique subsaharienne. 

lundi 13 janvier 2014

Terre d’Afrique-Des officiers dans la tourmente

Les Saint-Cyriens de la promotion « Terre d’Afrique » (1957-1959) témoignent pour l’Histoire

Martine CUTTIER
Ouvrage réalisé en partenariat avec la promotion « Terre d’Afrique » de Saint-Cyr.

Résumé

Le temps est venu de replacer l’histoire de cette promotion de 490 officiers, l’une des dernières composée de deux bataillons et appartenant à la quatrième génération du feu, dans le grand mécano de l’histoire de l’armée de terre. L’essentiel de leur carrière, en métropole, outre-mer ou à l’étranger, s’est déroulée dans le cadre de la guerre froide, des dernières années de l’Algérie française qui marquèrent la fin d’un monde, aux premières années de la décennie 2000, alors qu’un monde nouveau se dessine.

Qui sont-ils ? Quelle est leur origine géographique et sociale ? Pourquoi ontils choisi le rude chemin du métier des armes, au bout duquel pointe l’acceptation du sacrifice de soi ? Comment s’est déroulée leur carrière ? Une fois l’heure de la retraite venue, comment se sont-ils fondus au sein de la société civile ? Voilà la trame de cet ouvrage, élaboré à partir des témoignages laissés par nombre d’entre eux et qui symbolisent la mémoire collective de la promotion.

« Ce livre original est le produit d’un pari, celui d’une confrontation entre les souvenirs sincères et brulants de ces acteurs engagés et la trame historique d’une période de bouleversements géopolitiques, techniques et sociétaux.

L’historien s’en délectera, grâces soient rendues à Martine Cuttier. Le jeune officier se réjouira, lui, d’y retrouver l’exigeante litanie des valeurs immuables sur lesquelles se fonde l’éthique militaire, service, abnégation, discipline, honneur et patriotisme. Les Saint-Cyriens de toute génération, pour leur part, salueront la permanence, au-delà des modes et des circonstances, de cet esprit de camaraderie qui est le premier legs de nos années de Coëtquidan. »
 (Extrait de la préface du général d’armée Henri Bentégeat, ancien Chef d’État-Major des Armées)

L’auteur

Docteur en histoire contemporaine, Martine Cuttier enseigne les relations internationales à l’IEP de Toulouse et au sein du Groupe de recherche pour la sécurité et la gouvernance (GRSG) de l’université de Toujouse1-Capitole. Elle s’intéresse aux questions de défense et particulièrement aux politiques hégémoniques avec projection de forces.

Elle est l’auteur de nombreuses contributions, publications et ouvrages, comme Portrait du colonialisme triomphant : Louis Archinard (1850-1932) (éd. Lavauzelle, 2006), pour lequel elle a reçu le Prix Lyautey de l’Académie des Sciences d’Outre-Mer.


ISBN : 979-10-92247-05-3

Livre broché env. 800 pages
cahier photos hors-texte, cartes.
Format : 15,5 x 24 cm
Prix : 32 €
(30,33 € HT - TVA 5,5 %)

mardi 7 janvier 2014

Les facteurs de la puissance militaire

Fiche au chef d'état-major des armées, 2008
Egalement sur le site Pensée Mili-Terre
L’objet de cet article est de réunir en une équation simple les facteurs de la puissance militaire à partir de l’observation des conflits du XXème siècle.

L’importance de la qualité au niveau tactique

La qualité mesure l’efficacité moyenne des cellules tactiques conçues comme des combinaisons d’hommes et d’équipements agissant dans des contextes particuliers. Ce trinôme signifie par exemple que des matériels aux performances intrinsèques importantes peuvent devenir parfaitement inutiles dans un combat réel. En 1917, les Français ont été effrayés en constatant que le fusil antichar de 20 mm que venaient de concevoir les Allemands pouvait percer tous les chars en dotation. En réalité cette arme miracle n’a permis de détruire que deux chars légers en deux ans car elle demandait de prendre une longue visée devant un char mobile à 100 m et son recul était si fort qu’elle pouvait casser l’épaule du tireur. Autrement dit, cette arme n’était pas adaptée aux hommes. Inversement, des soldats compétents et courageux peuvent servir des matériels obsolètes comme les équipages de chars M-13 italiens pendant la campagne d’Afrique du Nord (1940-1943)[1].
Mais surtout ces combinaisons sont opposées à des combinaisons adverses. Le corps de bataille chinois qui s’infiltre en Corée du Nord en octobre 1950 est composé uniquement de troupes d’infanterie mal équipées, sans armements lourds, sans moyens de transmissions et avec une logistique très légère. Les Américains, qui bénéficient de la suprématie aérienne et d’une puissance de feu terrestre vingt fois supérieure, sont certains de la victoire. En réalité, les Chinois bénéficient d’«avantages comparatifs» humains qui leur permettent de plus que compenser leur infériorité matérielle: mobilité tout terrain et notamment montagneux alors que les Américains restent liés aux routes, art du camouflage, meilleure aptitude au combat de nuit, rusticité et capacité de sacrifice très supérieure. La confrontation initiale est désastreuse pour les Américains.
S’il est facile de trouver des batailles où ce facteur qualitatif a été déterminant, cela est toutefois beaucoup plus difficile à l’échelon stratégique et même opératif (outre l’exemple chinois en Corée, la résistance finlandaise durant l’hiver 39-40 peut, dans une certaine mesure, être citée), ce qui signifie qu’à partir d’une certaine échelle, la qualité perd de son importance face au nombre.

La supériorité du nombre à partir d’un certain seuil

En 1916, dans son article Mathematics in warfare, le mathématicien britannique Frédérick Lanchester a montré que l’accroissement du rapport de forces permettait d’obtenir une efficacité plus que proportionnelle. La différence de qualité peut permettre de compenser le phénomène mais jusqu’à un certain seuil seulement. En 1944, 3 chars Tigre peuvent vaincre 10 chars Sherman mais cela est plus difficile à 30 contre 100 et devient pratiquement impossible à 300 contre 1000, ne serait-ce que parce que les Tigre ne peuvent être partout à la fois.
À une autre échelle, les trois corps d’armée professionnels britanniques sont largement les meilleures troupes du front occidental en août 1914. Cela leur permet de stopper la 1ère armée allemande le 23 août à Mons mais c’est pour eux le seul fait marquant de cette campagne où les Allemands ont engagé 31 corps. Notons que l’armée allemande elle-même a joué sur le facteur qualitatif en n’incorporant, jusqu’en 1912 inclus, que la moitié de son contingent. Ce faisant, en août 1914, elle s’est retrouvée en légère infériorité numérique sur le front Ouest et a fini par perdre sur la Marne alors qu’en produisant le même effort de mobilisation humaine que les Français, elle aurait très certainement emporté la victoire.
Ce phénomène explique qu’une innovation procurant une supériorité momentanée a de moins en moins d’influence au fur et à mesure que les guerres mondiales avancent et que les mobilisations des ressources produisent leurs effets. Le Fokker E1, premier avion de chasse à disposer d’une mitrailleuse pouvant tirer à travers l’hélice, a une importance capitale dans les premiers jours de la bataille de Verdun en 1916. En 1918, la sortie du Fokker D VII, avion révolutionnaire à structure métallique et doté de deux mitrailleuses n’a pas plus d’influence sur le cours des évènements que les multiples innovations techniques allemandes de 1944-1945 (fusées sol-sol, fusées sol-air, roquettes air-air, avions fusées, avions à réaction).
Le «rouleau compresseur» soviétique (qui s’accompagne sur la fin d’une parité qualitative) face aux Allemands sur le front de l’Est est l’exemple type de cette puissance du nombre.

Le système de commandement est le facteur clef

Mais ces deux facteurs qualité et nombre sont insuffisants à expliquer, entre autres, le déblocage spectaculaire des opérations en 1918, les victoires foudroyantes allemandes de 1939 à 1941, la résistance britannique pendant la bataille d’Angleterre, la stupeur provoquée par l’offensive chinoise en Corée en novembre 1950, l’écrasement de trois armées arabes en six jours par les Israéliens en 1967 ou le succès étonnant de l’opération Desert Storm en 1991. Dans pratiquement tous ces cas, la supériorité numérique n’a pas joué et les facteurs qualitatifs sont souvent partagés. À chaque fois en revanche, le vainqueur sait bien mieux employer ses forces que le vaincu. Or, dans un contexte d’affrontement dialectique, cet emploi des forces est toujours un arbitrage entre la qualité de la coordination des moyens et la vitesse d’exécution.
On peut ainsi avoir des armées qui agissent et réagissent très vite, généralement grâce à une décentralisation du commandement (zone 2), mais avec une grande déperdition des efforts et d’autres qui, au contraire, planifient très bien les opérations mais au prix de délais qui donnent systématiquement l’initiative à l’ennemi (zone 4). Les plus efficaces sont bien évidemment celles qui parviennent à concilier coordination des moyens et vitesse (zone 1).
Encore une fois, comme la qualité et le nombre, ce facteur est relatif. En 1956, durant l’opération Kadesh au Sinaï, les forces israéliennes très mobiles et commandées par des chefs disposant d’une grande initiative (zone 2) ont vaincu les forces égyptiennes à la fois rigides et mal commandées (zone 3) mais au prix d’un grand désordre. Par la suite, les Israéliens ont réussi à mettre au point une doctrine partagée par tous, un réseau de communications permettant de faire circuler efficacement l’information pertinente et un style de commandement cohérent avec les deux éléments précédents (zone 1). Pendant ce temps, les Egyptiens ont augmenté qualitativement et quantitativement leurs forces grâce à l’aide soviétique mais leur système de commandement est resté aussi pauvre qu’avant. Le résultat de la confrontation en 1967 a été une victoire quasi parfaite des Israéliens en deux jours. Entre 1967 et 1973, les Egyptiens ont réalisé un effort considérable en matière de planification et conçu une stratégie de guerre limitée adaptée à leurs capacités. Ils se sont placés très haut dans la zone 4 approchant même la zone 1, tandis que le système de commandement israélien a eu tendance à se dégrader et glisser à nouveau vers la zone 2. Dans les premiers jours de la guerre du Kippour, les unités israéliennes ont tenté de juguler l’offensive égyptienne parfaitement planifiée par des contre-attaques improvisées. Ce fut un désastre qui imposa une réorganisation profonde du système de commandement israélien afin de le faire revenir en zone 1 et permettre une contre-offensive victorieuse.
Le système de commandement ne doit pas être confondu avec les technologies de l’information. Le général Moltke commandant en 1914 depuis son PC au Luxembourg à partir du réseau télégraphique ou le système de transmissions américain au Vietnam sont deux exemples où la technologie la plus avancée du temps non seulement n’a pas aidé le commandement mais l’a même plutôt entravé.
Dans tous les conflits du XXème siècle, les armées dont les structures de commandement étaient de type 2 ou 4 l’ont normalement emporté sur des armées de type 3 sauf si le rapport de forces était défavorable. Les armées de type 1 l’ont toujours emporté sur les autres types et ont toujours écrasé les type 3 même avec des rapports de force très défavorables.

L’équation de la puissance militaire

À partir de ce qui a été dit précédemment, on peut considérer une hiérarchie entre les trois facteurs considérés. Le commandement (C) est plus important que le nombre (N) qui lui-même est plus important que la qualité (Q) avec à chaque fois un accroissement d’efficacité plus que proportionnel. On peut donc empiriquement estimer qu’une équation simple décrivant la puissance militaire pourrait ressembler à cela:
PM = kQ x N2 x C3
Le paramètre k permettant d’indiquer l’effet de seuil du facteur qualitatif.
Ces trois facteurs sont liés entre eux comme les trois pôles d’un triangle et il y a toujours des arbitrages à faire entre eux (par exemple, la recherche de la qualité peut se faire au détriment du nombre ou le nombre peut dépasser la capacité de commandement).

La position de la France

Depuis la fin de la guerre froide, la France a adopté un modèle qualitatif par défaut puisque la professionnalisation n’est pas issue d’un besoin opérationnel mais du souhait d’abolir la conscription et ces troupes de métier ont hérité des équipements très modernes conçus pour affronter le Pacte de Varsovie. Il s’en est suivi une réduction considérable des effectifs et des dotations, donc du facteur N, compensée en partie par le facteur qualité[2]. Il s’ensuit une grande efficacité de l’action à une petite échelle mais une déperdition de puissance rapide au fur et à mesure que nos adversaires sont nombreux et bien organisés.
Dans les années 1990, le décrochage de l’industrie de défense russe, la plus susceptible de fournir des armements sophistiqués à nos adversaires potentiels et la décroissance généralisée des budgets militaires ont permis à notre puissance militaire de conserver malgré tout à peu près son rang. À partir des années 2000, la remontée des budgets de défense, hors Europe, le rééquipement de la plupart des nations et les évolutions démographiques peuvent faire craindre un décrochage.
Si on prend l’exemple de l’opération Mousquetaire en 1956 contre l’Egypte. Nous engagions à l’époque 30.000 hommes parmi les meilleurs, 200 avions et 22 navires de combat dont 2 porte-avions, soit sensiblement le contrat opérationnel décrit par le Livre blanc de 2008. Avec sensiblement autant de forces chez les Britanniques et les Israéliens, nous étions pratiquement à égalité avec une armée égyptienne bien équipée mais mal entraînée et ne sachant pas coordonner l’action de forces modernes (type 3). Le résultat a été une victoire écrasante pour les Alliés.
Si nous devions refaire cette opération aujourd’hui, il faudrait faire face à des forces environ quatre fois plus importantes en volume[3], de meilleure qualité et bien mieux commandées qu’en 1956 (type 4). Pour avoir une chance de l’emporter, il faudrait déployer au moins le triple des moyens humains et matériels de 1956 et les coordonner parfaitement.
En résumé, au regard de l’Histoire, la France ne peut maintenir son rang militaire qu’en faisant un effort sur les volumes humains et matériels, probablement en pratiquant d’autres arbitrages coûts-efficacité (appel aux réserves, juste-suffisance technologique) et en cultivant un système de commandement de très haut niveau par un entraînement poussé, la recherche permanente de méthodes innovantes et la capacité à neutraliser les structures de commandement adverses.
[1] Alfred Mahan «Il vaut mieux de bons marins sur de mauvais navires que de bons navires avec de mauvais équipages».
[2] En ce qui concerne les équipements, la faiblesse de la production ne permet pas de dépasser le seuil des séries de «jeunesse» et de la production artisanale, ce qui induit un important taux de défauts qui pénalise la disponibilité et donc encore le nombre.
[3] Armées égyptiennes 2006: 50 brigades de troupes de mêlée, 27 brigades d’artillerie, 3.900 chars de bataille dont 800 M1 Abrams, 80 HAC, 450 chasseurs et chasseur-bombardiers, 4 sous-marins Roméo, 10 frégates.