samedi 6 octobre 2012

BH-Valoriser la culture d'entreprise-Julien Mathonnière


En lisant vos réflexions sur l’intelligence collective, en particulier « Qui veut gagner des batailles ? » et « L’armée invisible », j’ai repensé à l’une de ces formules que les économistes affectionnent : celle d’intangible assets. On la traduit généralement par capital ou patrimoine immatériel, c’est-à-dire l’ensemble des connaissances, des informations et des savoir-faire détenus par une organisation à des fins de développement.

Depuis le début des années 2000 et l’éclosion des entreprises liées aux NTIC, ces actifs immatériels ont largement dépassé en valeur les capitaux industriels fixes et intangibles. Ils se placent désormais au cœur de la croissance d’un grand nombre d’industries, dont ils déterminent également la valeur sur les marchés financiers. Les niveaux quasi stellaires de capitalisation boursière de start-up auxquelles personne ou presque ne croyait il y a seulement quelques années est en la preuve.

En outre, à mesure que le capital se dématérialise, les enjeux concurrentiels changent d’échelle. Dans la querelle qui oppose Apple à Samsung, la firme de Cupertino cherche d’abord à préserver un savoir-faire bien plus qu’une technologie qui, pour ainsi dire, se trouve désormais entre toutes les mains. Le succès d’Apple n’est pas uniquement lié aux qualités esthétiques et innovantes de ses produits, mais à la philosophie créative unique de la firme, fruit d’une culture d’entreprise et du travail collaboratif de tous ses employés.

Comme le géant californien de l’électronique, les armées sont elles aussi le dépositaire d’une intelligence collective qui, pour des raisons pratiques et historiques, n’a jamais été pleinement exploitée. C’est d’autant plus vrai que l’organisation hiérarchique du commandement tend à inhiber les initiatives émanant de la base. En exerçant son autorité du haut vers le bas, elle rend difficile l’émergence de démarches participatives de type bottom-up.

Or, n’est-ce pas aux niveaux subalternes que la volonté de créer, d’entreprendre et de mener est la plus forte ? Les jeunes officiers de la génération X, nés à partir des années 70, et souvent issus de familles monoparentales ou de foyers où les deux parents travaillaient, sont nettement plus autonomes et plus confiants en leurs aptitudes que leurs prédécesseurs du baby-boom. Alors que ces derniers ont pu gravir les échelons dans la confortable clarté d’un monde bipolaire figé par les codes de la guerre froide, la génération X a grandi pendant les improbables missions de paix en Bosnie, au Kosovo ou en Somalie. Elle est plus défiante de l’autorité et notoirement moins impressionnée par le rang que ses prédécesseurs. C’est un développement plutôt positif pour l’armée de terre, dans la mesure où les exigences du combat moderne ont tendance à forcer la prise de décision vers le bas.

C’est aussi la source la plus sûre d’une culture d’entreprise vivante et - pour employer le jargon des informaticiens – régulièrement mise à jour. Sans cette implication, le patrimoine immatériel des armées risque fort de se figer dans la muséographie, comme le font tous ces retours d’expérience et autres lessons learned que français et américains consignent dans des rapports que personne ne lit. Comme l’observait non sans malice un ancien directeur du Centre for Army Lessons Learned (l’équivalent de notre CDEF) aux Etats-Unis,  pour qu’une leçon soit considérée comme apprise (au participe passé), encore faut-il qu’elle ait effectivement produit un changement. Aucune leçon n’est apprise tant que l’on n’a pas montré que l’on faisait autrement (et mieux).

Toute la difficulté consiste donc à recycler l’expérience du combat d’une manière intelligible, utilisable et accessible, tout en encourageant la participation de ses usagers. Le web rend cette collaboration simple, efficace et facile. Il n’y a effectivement aucune raison pour que nos armées ne puissent reproduire les concepts du CompanyCommand.mil / PlatoonLeader.mil américains et ce, d’autant qu’ils ne coûtent presque rien à mettre en place. En outre, ils ont bien plus profondément bouleversé l’appréhension du champ de bataille par les militaires américains que certains programmes d’armement aux coûts exorbitants.

Mieux exploiter le patrimoine immatériel me semble en outre une réponse intelligente à la détérioration des budgets militaires. Il ne s’agit certes pas d’une compensation aux difficultés de financement, mais plutôt d’une façon pragmatique et moderne de renforcer une catégorie d’actifs de plus en plus valorisante pour toute organisation, fût-elle militaire. C’est particulièrement vrai pour l’armée de terre où le capital peut, en situation de crise, se réduire au simple soldat et à son savoir-faire - le proverbial caporal stratégique.

Souvenez-vous à nouveau d’Apple, il y a quelques années, la petite firme à la pomme multicolore, nanisée par Microsoft et dont les produits ne séduisaient qu’une clientèle marginale d’aficionados. En 2012, ses produits sont devenus incontournables et provoquent un enthousiasme universel et ce, alors qu’ils n’ont technologiquement rien de révolutionnaire. Ils sont systématiquement copiés – souvent en mieux – par la concurrence. Malgré cela, l’enthousiasme pour la marque semble intarissable, signifiant clairement que son succès réside moins en sa maîtrise technologique qu’en sa culture d’entreprise. Mieux l’exploiter, c’était finalement conquérir le monde. CQFD.

Pour les armées, cette mise en valeur passe, à mon sens, par une réflexion sur l’instruction et l’entraînement et la meilleure façon d’y stimuler l’initiative et le libre-arbitre des chefs d’unité, de manière à les préparer pleinement à toutes sortes de situations. Peut-être sera-ce l’occasion de constater qu’une partie de ces programmes de formation, pour lesquels les crédits manquent aussi, n’ont aujourd’hui plus aucun sens ou ne sont plus aussi essentiels dans le cadre des déploiements actuels.

Promouvoir l’émulation d’un savoir-faire « maison », largement aussi important qu’une prétendue supériorité technologique, est une bonne solution en période de disette budgétaire où justement, la capacité à développer des systèmes d’armes est réduite à peau de chagrin.

Cette émulation devrait se traduire par un encouragement systématique d’une pensée proactive plutôt que d’une capacité de réaction, de la créativité au détriment de la conformité, et de l’audace plus que du respect strict des règles. Comme le slogan d’Apple, think creatively, à l’image du Lieutenant-colonel Chris Hughes de l’US Army qui, pris à parti par une foule ivre de rage à Najaf en Irak, fit s’agenouiller ses hommes à terre en pointant leurs armes vers le sol. Une improvisation totale, restée dans les annales.

(à suivre)

6 commentaires:

  1. Grenadier de la Garde7 octobre 2012 à 01:03

    Bien vu encore une fois.
    Attention quand même. Cette génération que vous évoquez: "nés à partir des années 70, et souvent issus de familles monoparentales...la génération X a grandi pendant les improbables missions de paix en Bosnie, au Kosovo ou en Somalie." A-t-elle suffisament de culture historique et classique pour prendre le recul qui s'impose ? Sinon, archi d'accord avec vous. pour l'avoir vu de près dans de nombreuses occasions, elle est douée et réactive et sans complexe. Pourtant, croyez-vous vraiment que les choses vont changer ? Je ne crois pas. Bien au contraire. Avec la réduction importante des unités à commander, le "zéro défaut","l'aristocratie du concours" et "la connaissance des réseaux, des us et coutumes" sans compter "le fameux bigrame" feront une loi encore plus impitoyable. Il est à craindre que cette génération (comme ce fut souvent le cas par le passé) sera à son tour écrasée par le système. Que restera-t-il de son expérience dans quelques années ? S'il y a bien un système dans lequel l'expérience compte peu, c'est bien le système militaire de temps de paix. Sauf révolution ou terrible défaite, pas de "maréchaux de l'Empire", pas de "Mustapha kemal", pas d'"épopée de la France Libre", etc...Le système est trop verrouillé par quelques-uns pour changer.
    Merci quand même pour votre excellente analyse.

    RépondreSupprimer
  2. Mon colonel,
    Pourriez expliquer ce qui s'est passé a Najaf s'il vous plait ?

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Un officier américain faisant face à une foule en colère a ordonné à ses hommes de mettre un genoux à terre, de pointer leurs fusils vers le bas et de sourire. Cela a complètement désamorcé la situation.

      http://edition.cnn.com/SPECIALS/2003/iraq/heroes/chrishughes.html

      Supprimer
  3. Ça n'a pas dû etre simple,surtout s'ils(les americains) ont eu des pertes avant ... non,ça n'a pas du etre facile de faire respecter un ordre comme celui la dans le contexte du moment.

    RépondreSupprimer
  4. Ici vous pouvez trouvez une video de Chris Hugues à Najaf :

    http://www.cbsnews.com/8301-18563_162-1409061.html

    RépondreSupprimer
  5. Merci beaucoup pour vos informations.

    RépondreSupprimer