samedi 12 mai 2012

Quand l'intendance ne suit pas


Le 19 mars 1924, Léon Trostky écrit dans ses carnets, à propos de l’entrée en guerre de la France en 1870 : « La réalisation de plans de guerre aussi audacieux [ des opérations rapides entre les armées ennemies à la manière napoléonienne ]dépend aussi, toutes choses égales par ailleurs, du travail exact de l'intendance ; or, tout le régime du Second Empire, avec sa bureaucratie effrénée et incapable, n'était en aucune manière apte à assurer les soins et l'entretien des troupes. D'où les frictions et les pertes de temps dès les tout premiers jours de la guerre, l'abandon général, l'impossibilité d'appliquer un plan quelconque et, en conséquence de cela, l'effondrement. »

La pagaille logistique de l’armée du Second Empire en 1870 a profondément marqué les esprits de l’époque, imposant une profonde réorganisation sous la IIIe République après avoir identifié l’origine du problème dans la séparation entre une chaine des forces et une chaine du soutien. Cette séparation avait une origine historique. Les intendants (du latin superintendentia, surveillance) militaires du Second Empire sont les descendants des « commissaire du roi pour les guerres » dont on trouve trace dès le milieu du XIVe siècle. Leur rôle premier était de s’assurer de la réalité des effectifs et de l’emploi des deniers de la caisse royale. Richelieu et Louvois les chargèrent ensuite de fournir à la troupe tous les moyens pour survivre et combattre. Rendant compte directement au secrétaire d’Etat à la Guerre, ils jouèrent ainsi un rôle majeur dans le développement d’une administration dévouée à ce dernier et au roi face aux féodaux à qui était sous-traité le commandement des forces.

En 1817, après de nombreuses réorganisations sous la Révolution et l’Empire, ce corps devint le corps des intendants militaires dépendant directement du ministre et occupant, outre les missions classiques de contrôle, la direction des services de soutien qui se développaient alors. Comme sous l’Ancien régime, tout ce qui relevait de l’administration, de l’alimentation, de l’habillement et de la santé était toujours indépendant du commandement des armées. Ce système subit pourtant de fortes tensions au fur et à mesure que la bureaucratie rigide de l’intendance dut satisfaire les besoins croissants d’une armée aux effectifs grandissants. Ardant du Picq a fait une peinture saisissante du sort des soldats malades pendant la guerre de Crimée (1853-1856) :

Nos soldats n’ont eu ni draps, ni paillasses, dans les ambulances, ni vêtements, ni effets de rechange ; plus de la moitié ont couché sur le foin mouillé, par terre et sous la tente […] des milliers de fournitures de couchage ont été offertes par les Anglais à notre intendant général, qui a refusé […] les malades anglais avaient, dans de grandes tentes bien aérées, des couchettes, des draps, un coffre de nuit fourni de son vase. On guérissait dans les ambulances anglaises ; on pourrissait dans les nôtres.

Alors que les Français perdent 25 000 hommes par le typhus et le froid, le taux de maladie du contingent anglais est inférieur à celui de la population de Londres. On retrouve les mêmes problèmes lors de la campagne en Italie en 1859 et bien sûr, à une autre échelle, lors de la mobilisation de 1870. Les régiments partent sans toutes leurs munitions et même tous leurs réservistes et permissionnaires qui rejoignent comme ils peuvent. Sur 1 147 médecins, seuls 173 sont sur le terrain. Le 1er corps d’armée ne reçoit des ambulances qu’après la bataille de Froeschwiller et doit abandonner de nombreux blessés. D'une manière générale, on ne sait plus très bien qui soutient qui.  Intendants et généraux ne parviennent pas à s'entendre.

On pourrait imaginer que les armées modernes ont dépassé ce clivage dévastateur pour l’efficacité opérationnelle. Pourtant, les problèmes de l’armée du Second Empire évoquent évidemment…ceux de l’armée israélienne durant l'été 2006. Il n’y avait là aucune survivance historique mais un souci de rationalisation. Le retrait des unités de combat terrestres de tous leurs organes de soutien pour les regrouper dans des bases répondait en effet à un souci d’économies dans un contexte budgétaire contraint. Ce système a plus ou moins bien fonctionné tant que les opérations sont restées d’ampleur limitée. Comme en 1870, il a complètement explosé lorsque la guerre contre le Hezbollah a imposé un changement radical d’échelle. Les économies réalisées pendant plusieurs années ont été effacées en quelques jours et Israël a connu son premier échec militaire.

Extrait d’une fiche au chef d’état-major des armées en 2009.

5 commentaires:

  1. Vieille habitude technocratique française que de diviser pour mieux régner, de réaffirmer sans cesse sa confiance sans pour autant le faire dans les faits..... La mise en place des BdDs relève de ce même esprit. Tant que nous n'appliquerons pas le principe d'"employeur - payeur", les choses ne bougerons pas et la friction, au sens clausewitzien du terme, continuera de faire des ravages.

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  2. Merci pour cet article utile.
    La seule solution ne serait-elle pas de parvenir à créer un lien de subordination (TACON ?) entre les COMGSBdD et les chefs de corps pour s'assurer que le soutien reste au service de l'ops et que ce n'est pas l'ops qui finalement sera totalement conditionné par le soutien. Les difficultés actuelles laissent parfois présager de bien sombres lendemains. Malheureusement, il va être difficile de revenir en arrière sauf si les prochaines décisions politiques (si il devait y en avoir) se traduisaient par de nouvelles exigences qui justifieraient une nouvelle organisation...

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  3. Merci Michel pour cet éclairage.
    Pour "anonyme", Il ne faut pas confondre la LOG OPS et le soutien. Si le soutien courant est effectivement à la main des bases de Défense, la LOG OPS , quant à elle, est avec les forces et s'engage dans les mêmes conditions, poussant la ressource au plus près du combat. Cette ressource est acheminée stratégiquement depuis les dépôts sous l'égide d'organismes opérationnels interarmées très conscients des réalités de terrain. Il n' y a donc pas de clivage majeur et nous sommes, hors aspects d'externalisation, dans l'esprit et le schéma voulu par l'Empereur en 1807 lorsqu'il crée le train des équipages militaires. En revanche, l'enjeu de nos jours est bien d'éviter que l'organisation des soutiens en métropole (services et directions interarmées relativement soucieux de leur autonomie), organisés en "tuyaux d'orgues", soit décalquée sur les théâtres. Dès que "le canon tonne", un chef militaire opératif unique, logisticien interarmées, doit prendre la main sur les 14 fonctions log afin de planifier et de les placer au strict service des chefs tactiques, évitant par ce biais que ne se créent "des intendances"...

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    1. Intéressant, merci pour ces remarques. 14 fonctions log...cela laisse rêveur....
      Je pense qu'il est trop facile de séparer soutien et log ops. Le principe régimentaire connu jusqu'à la dernière réforme permettait de projeter des unités relativement cohérentes et homogènes. Cela n'est plus le cas. En outre, projeter un GTIA ou une unité plus importante dans de bonnes conditions (en particulier dans le domaine de la préparation à la mission) impose de nombreuses contraintes au chef interarmes ou interarmées qui doit faire preuve de beaucoup d'ingéniosité et de patience pour s'assurer que l'unité qu'il commandera sera correctement soutenue. Il suffit de regarder les TUEM des unités de soutien des GTIA de certains théâtres. Les frictions sont nombreuses mais heureusement le culte de la mission permet de pallier certaines difficultés...
      Amicalement

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  4. Attention aux généralisations. Présenté de cette manière on a le sentiment que l'intendance/logistique française est toujours défaillante contrairement à celle des autres pays. Or c'est loin d'être le cas.

    Concernant la guerre de Crimée par exemple, l'intendance anglaise met un an avant de se mettre en place. Durant la première année du conflit les anglais sont totalement dépendants des français. Lors du débarquement en septembre 1854, des soldats anglais meurent de froid du fait de l'absence de tentes, tandis que les français sont bien au chaud (cf Alain Gouttman : La guerre de Crimée).

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