lundi 28 mai 2012

Assaut-3


Je reprends mes esprits, plusieurs minutes plus tard, réveillé par les impacts de balles sur les sacs à terre contre lesquels je suis assis. Je suis couvert de sang. Je me relève, sort du bâtiment du coté de la rivière Miljiaca. Une explosion me renvoie à l’intérieur.  Je suis comme une petite souris dans un labyrinthe. Mon cerveau fonctionne par éclipses. Repartant dans une autre direction, je vois Delcourt posté face au dernier bâtiment tenu par les Serbes. « Qu’est-ce que tu fais là ? - C’est là que je devais être à la fin. » Dans le désordre général cet homme s’est accroché à la lettre à l’ordre que j’avais donné avant l’assaut.

Le combat continue. Je vois certains marsouins revenir vers l’arrière. Ils ne reculent pas ; ce sont les tireurs au fusil-mitrailleur Minimi viennent rechercher les munitions de leurs camarades blessés. Les munitions Minimi et Famas sont identiques mais les chargeurs sont incompatibles, il faut donc enlever les cartouches une à une pour remplir les « camembers ». J’entends des bruits de grenades et je comprends alors que le capitaine a pris le commandement et a entrepris d’éliminer les Serbes dans le réduit à l’extrémité du poste. Avec la poignée d’hommes qui reste, il abat deux Tchetniks. Le caporal Coat est en première ligne. Une grenade explose à coté de lui, le criblant d’éclats. Lorsqu’il se relève, son binôme lui dit : « Tu as vu ton casque ? ». Celui-ci est perforé sur vingt centimètres et Coat ne s’en pas aperçu. Faute de munitions et de combattants, l’assaut s’arrête face au réduit.

Je circule dans le poste ravagé. Dans la zone vie, il y a trois prisonniers serbes, et un cadavre, serbe également, allongé au milieu. Le caporal-chef Jego, vient vers moi. Sa voix est cassée : « Humblot est encore sur le toit, il est blessé et ne réponds plus ». Avec le capitaine Labuze, commandant l’escadron du RICM en appui et arrivé entre temps, nous nous organisons. Je l’appuie et il récupère Humblot. Nous le déposons au pied de l’échelle lorsque le médecin arrive dans le poste. Il l’examine et me regarde au bout de quelques secondes : « Désolé mais pour lui, c’est fini ».

En attendant la relève, j’erre, hagard, dans les couloirs. Je croise le caporal-chef Llorente qui me dit d’aller me faire soigner. Je me déplace vers le VAB San qui s’est posté devant l’entrée puis m’indigne: « ce n’est pas un caporal-chef qui va me donner des ordres ! » et je reviens sur mes pas. Llorente me voit et insiste « mon lieutenant, il faut vous faire soigner ! ». Je réponds « bon d’accord !» et ressort. De son coté, le capitaine Lecointre tente d’obtenir la reddition des derniers Serbes. Ceux-ci réclament une trousse de secours puis un médecin. Le capitaine l’accompagne à l’intérieur du réduit. Dans un poste ravagé par les explosions, avec un blessé grave, un mort, les quatre Serbes accueillent le capitaine avec un « Français, bons combattants ! good bataille ». Ils sont sans nouvelle des autres membres de leur commando mais sont contents, ils se sont bien battu !

Le combat est terminé. Deux marsouins de la compagnie ont été tués. Outre Humblot, le caporal Amaru a été abattu sur le poste du cimetière juif par un tireur d’élite alors qu’il mitraillait les bâtiments depuis sa tourelle de VAB. Nous sommes sept a devoir être évacués. Six autres ont été légèrement blessés. Nous avons tué quatre Serbes dans le poste et fait quatre prisonniers. J’ignore le bilan des pertes ennemies dans les immeubles alentours. A l’extérieur du poste, le sol est jonché des équipements arrachés aux blessés pour leur donner les premiers soins et de chargeurs, dont beaucoup sont encore à moitié pleins. Beaucoup de gars n’attendaient pas la fin d’un chargeur pour le changer. Ils profitaient de chaque accalmie pour jeter les chargeurs entamés et en mettre un plein. Nous avons ainsi utilisé plus de 4 000 cartouches, c’est-à-dire notre dotation pour une journée de combat, en quelques dizaines de minutes sur la surface d’un demi-terrain de foot.

Vers 10h30, la section du lieutenant Provendier est là pour nous relever. Quelques minutes plus tôt, ils ignoraient même qu’un assaut avait eu lieu. Les hommes sont muets et ouvrent  de grands yeux en me voyant. Je pense : « aucun ne me salue, c’est quoi ce bordel ! ». Je ne réalise absolument pas à quoi je ressemble avec mon bandeau. J’ai juste conscience du sang qui coule le long du protège-cou de mon pare-balle. J’amène Provendier à l’intérieur pour lui expliquer la situation. Je m’installe sur une table et commence à lui faire un croquis. Un cadavre serbe est à mes pieds sans que cela me trouble le moins du monde. Mon sang tombe en goutte à goutte sur le croquis et lorsque je l’efface négligemment avec ma manche, je perçois alors seulement que la situation n’est peut-être pas habituelle. Je prends conscience que le poste est sens dessus dessous, une partie brûle encore et il y a des impacts partout. Une fois les consignes données, j’embarque avec mes survivants dans les VAB en direction de la patinoire de Skanderja. Alors que nous pensons que tout est terminé pour nous, nous nous heurtons à un check point bosniaque. Ces derniers veulent à tout prix récupérer les prisonniers serbes mais ma tête en sang à la porte du VAB semble constituer un laissez passer efficace. Le problème des prisonniers sera à gérer par la relève.

Nous arrivons à Skanderja complètement hébétés. Nous y recevons des soins rapides puis, vers 13 heures, je pars avec les autres blessés en direction du bloc chirurgical de PTT Building, le PC de la Force des Nations Unies. Dès le contact avec le lit de l’hôpital, je m’effondre, épuisé. »

FIN

2 commentaires:

  1. Bertrand Quiminal28 mai 2012 à 19:24

    Merci Colonel, merci pour le témoignage et l'hommage au Lieutenant Héluin et à ses Forbans.
    Revenir à l'essentiel: le partage de valeurs, la valeur de l'entraînement, la force de la cohésion, la solidarité sans arrière-pensée, l'organisation, l'apprentissage à s'adapter,le besoin de renseignements, la nécessité d'acquérir des réflexes, le courage physique et psychologique, la définition des objectifs, ...
    Vous l'aviez rappelé et démontré récemment sur votre blog:"L’investissement humain est toujours le plus rentable et il donne les résultats les plus spectaculaires".
    Hans Frick, dans son "Bréviaire Tactique" l'exprime par "L'homme constitue et demeurera toujours le moyen de combat par excellence."
    Quant aux techniques et tactiques : l'intervention depuis une tour au Moyen-Age ou la tenue d'un poste sur le toit d'un immeuble, le feu grégeois ou la grenade quadrillée en passant par l'adaptation artisanale d'un cocktail molotov au bout d'un fusil rustique ("La Guerre de Guérilla" de Che Guevara), le cheminement par les latrines ou l'utilisation des égoûts et parkings souterrains, la prise de contrôle de la salle du pont-levis ou le réduit du Poste de Commandement, l'approche par la mine ou l'explosion ciblée d'une fondation...
    Beaucoup d'invariables finalement, quand la volonté et le partage existent.

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  2. Merci beaucoup pour ce récit, que je relis ici avec plaisir, et respect pour ceux "qui y étaient".

    Une question : au delà de la valeur des hommes, cet assaut révèle un certain nombre de problèmes d'organisation : gilets pare-balle inadaptés, matériel absent pour franchir les barbelés, impossibilité pour les minimi d'utiliser en pratique les munitions de FAMAS ... quelle est la procédure de debriefing en vigueur dans les armées pour permettre l'amélioration continue de la troupe ? et ici, quels enseignements ont été tirés de cet engagement ?

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