lundi 14 mai 2012

40


Georges Guynemer
A la fin de la Grande guerre, la jeune aviation de chasse française revendiquait la destruction de 4 000 avions allemands. Sur ce total, plus de 800 ont été abattus par seulement 40 hommes, sur les 6 000 pilotes que la France a formé. Ces hommes sont connus, il est donc possible d’essayer d’en établir le profil.

En 1946, deux psychologues américains, Swank et Marchand, ont découvert qu’une petite minorité de soldats, 2 à 3 % qualifiés d’« agressive psychopaths », étaient capables de résister presque indéfiniment au stress des combats car ils s’y trouvaient « à l’aise » et restaient relativement indifférents au spectacle de la violence. En temps de paix, ces agressive psychopaths, dont on constate que la proportion est identique à celle des As, canalisent souvent leur capacité de violence dans des comportements carriéristes, politiques ou économiques, dans la compétition sportive ou encore dans la délinquance mais logiquement c’est dans l’univers de la violence guerrière qu’ils peuvent s’« exprimer » le mieux, à l’instar du Capitaine Conan du roman de Roger Vercel. 

En étudiant la personnalité des quarante premiers As français, cette violence froide et dénuée de remords saute aux yeux.  René Fonck, le premier de tous les As alliés avec 75 victoires (126 probables), écrit en 1920 dans ses mémoires de guerre : « J’atteignis l’homme en pleine poitrine et dans sa chute son avion se rompit […] J’atterris tout vibrant encore en me disant que c’était là du beau travail ». Guynemer, le « chevalier de l’air », n’est pas en reste. Dans un lettre d’août 1916, il décrit un combat à ses sœurs : « Avant-hier, attaqué Fritz à 10 mètres, tué le passager et peut-être le reste…A 7h30 attaqué un Aviatik ; emporté par l’élan, passé à 50 centimètres, passager couic ! ». Dans une autre, il décrit une victoire de Brocard, son commandant de groupe : « du pilote [allemand] il restait un menton, une oreille, la bouche, le torse, de quoi reconstituer deux bras ». Deullin rapporte de son coté : « J’avais une explication avec deux Aviatik. J’en poire un, puis, me retournant vers le second, je vois mon premier dégringoler les roues en l’air et vider son passager de 3600 mètres. Servez chaud ! C’était exquis ». On est bien en peine de trouver la moindre trace de regret, de sentiment culpabilité  ou même simplement d'horreur dans un écrit quelconque de ces hommes.


On ne note pas non plus vraiment de plaisir sadique mais une sorte de jouissance du chasseur ou du duelliste. Le 15 mars 1918, en patrouille à 5000 m au dessus du fort de Brimont, Fonck repère un biplace de reconnaissance 1000 m plus bas. Il fond sur lui mais l’équipage allemand est si absorbé par sa tâche qu’il peut s’approcher à une vingtaine de mètres sans être repéré. Il décide alors, comme un chat face à une proie captive, d’attendre une réaction pour tirer. « De telles minutes sont brèves, mais les impressions s’y succèdent plus rapidement que les lignes employées à les décrire. L’homme qui les vit dans leur intensité en garde un souvenir aussi durable que la marque de l’eau-forte imprimée sur le cuivre. […] Quelquefois dans la quiétude qui a enfin succédé à certaines heures épouvantables, il m’arrive au fond du cœur de regretter obscurément qu’elles soient déjà passées. L’habitude du danger offre à celui qui en accepte le risque, des satisfactions particulières. Nous en avons par moment la nostalgie, et c’est alors que l’on entreprend de sublimes folies. » Ce n’est pas la joie de tuer qui est visiblement en cause mais le plaisir de la sensation du danger et l’esprit de compétition. Fonck déclare préfèrer « souvent épargner leur vie, surtout quand ils ont courageusement combattu mais […] il est rarement possible de faire quartier sans trahir les intérêts du pays. » Il n’y a d’ailleurs que très peu d’exemples de tirs sur des hommes sautant en parachutes et les gestes amicaux ne sont pas rares entre gens ayant le sentiment d’appartenir à une même élite. Madon écrit en 1916 : « Je me pose comme une fleur, évitant les trous. Pied à terre. Je remercie le ciel et j’adresse un salut amical à l’Allemand qui vient me survoler à douze cents mètres. » En 1915, le pilote allemand qui a descendu Pégoud vient peu après lancer une couronne sur la tombe de sa victime.

Il n’y a pas non plus de grands développements sur son propre sort. Pour son baptême du feu, le 15 juin 1915,  Guynemer note : « aucune impression si ce n’est de curiosité satisfaite ». Un jour, Fonck voit son aile traversée par un obus d’artillerie : « Je ne déteste pas le léger frisson que j’éprouve encore à ce souvenir. La vie m’apparaît meilleure. »

(à suivre)

Ces billets sont extraits de Le complexe d’Achille, Inflexions n°16, (http://inflexions.fr/revue/numero-16) et de Les tueurs du ciel, Magazine 14-18 N°34 et 35, octobre et décembre 2006.

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