dimanche 22 janvier 2012

Destination danger politique


La Ve République offre au Président une grande liberté quant à l’emploi des forces armées. Cela évite d’avoir à « façonner » préalablement l’opinion publique et permet un engagement rapide susceptible de traiter la crise au plus tôt. Cet avantage opérationnel se paye d’une stérilisation du débat stratégique, les représentants de la nation n’étant guère incités à s’intéresser à des questions sur lesquelles ils n'ont aucune prise et, par ailleurs, de moins en moins de connaissances. Le Président de la République se trouve donc en première ligne pour assumer les effets politiques de des décisions d’engagements militaires dont la particularité est d’être, « normalement », dialectiques, c’est-à-dire qu’ils s’exercent face à des ennemis qui vont s’efforcer de les contrer et de les enrayer. Un « coup » ennemi peut survenir à tout moment, qui, s’il n’est pas compensé par un succès ou un espoir de succès de l’opération dans son ensemble (voir « Le mythe de l’aversion publique aux pertes » en date du 7 septembre 2011), touche aussi politiquement le chef des armées.

Une manière de protéger le Président contre les effets politiques d’une opération peu populaire peut consister à la camoufler médiatiquement mais dans ce cas les coups ennemis se doublent de la surprise et prennent soudain plus d’ampleur. La méthode la plus couramment consiste en réalité à vouloir refuser la dialectique en refusant simplement le combat. On placera donc plutôt les forces en mission de stabilisation ou d’interposition mais surtout pas de « guerre », et si possible dans une zone peu dangereuse. Cette approche présente de nombreux inconvénients. En refusant l’affrontement on se prive du meilleur moyen d’obtenir une victoire, qui reste quand même un bon indicateur du succès d’une opération militaire. Cette gesticulation n’est même pas l’assurance de ne pas prendre de coups car ne pas vouloir d’ennemi n’est pas suffisant pour ne pas en avoir. Sur 308 soldats morts « pour la France » depuis 1963, peu d’entre eux l’ont été par un ennemi désigné et assumé. Cette posture de simple présence est également inconfortable lorsqu’on agit au sein d’une coalition où certains alliés, dont le principal d’entre eux, font le choix inverse de se battre.

Si la situation de guerre ne peut être évitée ou niée, la tentation est forte de réduire les risques en contenant au strict minimum l’action des forces terrestres, les plus dangereuses pour l’ennemi mais aussi et surtout pour la côte de popularité du Président. Ce sont en effet les forces terrestres qui « encaissent » plus de 90 % des tués et blessés. Le problème est que ce sont aussi ces forces terrestres qui, au bout du compte, emportent la « décision » sur le terrain. Les remplacer entièrement par d’autres moyens, aériens par exemple, c’est se condamner à trouver des forces de substitution, pas toujours fiables. On peut aussi limiter politiquement le volume des forces terrestres, quitte à en affecter la cohérence (comme si on réduisait l’équipage d’un porte-avions en considérant qu’un tel volume est un signal trop fort) ou, pire encore, intervenir directement dans la conduite des opérations. Ce dernier risque est évidemment très fort lorsqu’on considère que chaque « coup » militaire donné par l’ennemi doit faire l’objet d’une réaction politique. Dans ce cas, comme lors d’un accident important ou d’une catastrophe naturelle, la réaction peut devenir une fin en soi, depuis le déplacement sur les lieux, comme François Mitterrand au lendemain de l’attentat du Drakkar, jusqu’à la prise immédiate de « mesures », presque toujours synonymes d’une réduction de la liberté d’action, comme le regroupement sur les bases de Beyrouth. Dans un contexte dialectique, l'ennemi s'adapte aux différentes mesures de protection (attaques-suicide, infiltrations, tirs de mortiers, etc.) d'autant plus que celles-ci accroissent sa liberté d'action à lui. On peut d’ailleurs se demander si l’objectif premier de l’ennemi n’est pas de provoquer cette intrusion-réflexe dans les opérations. 

On considère souvent que la véritable cible de l’ennemi asymétrique, le « faible » est l’opinion publique du fort. Dans la France de la Ve République, le centre de gravité est d’abord la personnalité du Président. « La dissuasion, c'est moi », disait François Mitterand. En réalité, tout engagement militaire « est » le Président de la République. 

2 commentaires:

  1. "l'ennemi s'adapte aux différentes mesures de protection (attaques-suicide, infiltrations, tirs de mortiers, etc.) d'autant plus que celles-ci accroissent sa liberté d'action"
    Il y a du marcel Gauchet là-dedans... Nous serions donc en pleine dérive bureaucratique dans notre manière de gérer les conflits...
    Merci pour ces articles toujours plus intéressants.

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